« La carte dite de Sykes-Picot (1916) est souvent présentée comme l’illustration la plus flagrante de l’impérialisme européen au Moyen-Orient et de la manière dont les frontières y ont été tracées arbitrairement. En replaçant cette carte dans son contexte historique, l’historiographie récente nuance cette idée. Exagérer son importance revient à occulter la longue histoire des frontières et tend à faire oublier que ce mythe est lui-même en partie hérité des discours impériaux.
La carte dite des « accords Sykes-Picot » est généralement associée à la dénonciation de la responsabilité européenne dans les conflits territoriaux que connaît le Moyen-Orient depuis les cent dernières années. Avec ses lignes droites, tracées sur une carte à petite échelle, elle est devenue un lieu commun illustrant la relation supposée intime entre impérialisme, colonialisme et cartographie. La violence de la domination coloniale s’inscrit indéniablement dans la manière dont les Européens ont imposé des frontières et régimes frontaliers sur des sociétés dominées. Le renouvellement de l’historiographie sur l’histoire impériale et la production des frontières nous autorise en revanche à interroger les limites des critiques concentrées autour de « Sykes-Picot ». Tout en voulant porter un message anticolonial, il contribue en effet à perpétuer des imaginaires et des présupposés forgés par les Européens à l’époque du partage, ce qui participe encore à brouiller les lignes.
Une carte et un esprit impériaux
En 1919, le démantèlement de l’Empire ottoman à la suite de la Première guerre mondiale donne naissance à de nouveaux États, dont une partie passe sous l’autorité de la France et de la Grande-Bretagne, sous le régime du mandat délivré par la Société des nations. Aujourd’hui, à l’heure où les anciens territoires de Palestine, d’Irak, de Syrie, du Liban mandataires, mais également de la Turquie, sont tous plus ou moins directement touchés par des conflits à la fois internes et internationalisés, où s’opposent différentes représentations sur la nature même, les contours, et l’avenir des États, des territoires et des nations, le partage qui prend forme en 1916-1920 est sans cesse convoqué et dénoncé comme péché originel. Lors des conflits qui suivent l’intervention américaine en Irak en 2003, et surtout depuis l’enlisement du conflit syrien, de nombreux commentateurs se sont interrogés sur la viabilité de ces territoires, exhumant la carte des accords Sykes-Picot comme un rappel graphique de la responsabilité européenne dans cette création.
Pour comprendre les limites de cette association entre la carte et cette critique, il faut d’abord la remettre dans son contexte. Depuis le milieu du XIXe siècle, voire dès 1830, différents acteurs européens ont cherché à accroître leur influence économique, culturelle et politique dans les territoires de l’Empire ottoman. Cette influence, articulée à des velléités nationales, voient Istanbul perdre pied dans les Balkans, le Caucase, à Chypre et au Maghreb, où les États européens s’imposent. Le conflit mondial, dans lequel les Ottomans sont alliés aux empires centraux, laisse ainsi entrevoir la possibilité d’un démembrement du reste de l’empire en cas de victoire de la Triple-Entente. C’est dans ce cadre, et parce que Londres organise activement la révolte de tribus arabes contre le pouvoir ottoman, que la France et le Royaume-Uni entament des discussions sur le futur de la région. Ces négociations aboutissent au célèbre accord signé en mai 1916. Les véritables signataires sont Edward Grey, secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères et Paul Cambon, ambassadeur de France à Londres. Il s’appuie sur les négociations de François Georges-Picot, ancien consul général de France à Beyrouth, et de Mark Sykes, jeune officier ayant parcouru l’Orient avant de réussir à s’imposer comme expert de la région au sein du Foreign Office (Barr 2012).
La carte elle-même existe en plusieurs versions mais la plus connue, qui refait régulièrement surface dans les médias, est un tirage de la carte de « Turquie orientale en Asie, Syrie et Mésopotamie » publiée en 1910 par la Royal Geographical Society et portant des surcharges réalisées à la main (document 1). Un ensemble de caractéristiques ont contribué à sa célébrité comme illustration d’un rapport impérial et colonial au territoire. Sa petite échelle et l’absence de représentation des frontières et limites administratives sur le fond de carte (puisqu’il s’agit d’une carte physique) peuvent donner l’impression d’un territoire vide, ouvert aux ambitions. À cette échelle, les traits épais ajoutés à la main correspondent à plusieurs dizaines de kilomètres dans la réalité. Le choix du rouge vif et du bleu, pour représenter les « prises » des puissances, reprennent aussi les codes des atlas coloniaux en circulation à l’époque, donnant à cette carte une valeur presque performative. Enfin, le fait que l’accord soit scellé sur une carte britannique rédigée en anglais témoigne d’un rapport de force cartographique : si la France a multiplié les efforts pour cartographier la région au milieu du siècle précédent, la Grande-Bretagne a considérablement amélioré sa connaissance dans les deux décennies qui précèdent la guerre (Foliard, 2017).
Un accord mais pas de frontières »
La suite ci-dessous :
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/carte-a-la-une/sykes-picot
Jean Vinatier
Seriatim2024
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