Depuis le site Atlantico :
« Dans quelle mesure notre situation actuelle
peut-elle faire écho à celle de la Révolution française ?
Philippe Fabry: C’est
évidemment la référence qui vient immédiatement à l’esprit. D’aucun objecteront
que la situation n’est pas comparable car nous sommes dans un régime
démocratique, pas sous une monarchie absolue, etc. Pour autant lorsque l’on
veut comprendre les séismes qui peuvent affecter des régimes politiques
entiers, il faut aller au-delà de l’aspect des choses et considérer les
structures institutionnelles, sociales et politiques.
D’abord, il y a bien sûr cette fonction présidentielle qui, quoi
qu’élective, est bien souvent, et à raison, qualifiée de « monarchique », tant
il est vrai que pratiquement tout le pouvoir réside, durant cinq ans, dans les
mains d’un seul homme.
Ensuite, nous vivons dans une société sur laquelle l’emprise de
l’Administration est énorme ; cela évoque des passages de Tocqueville sur
l’Ancien Régime, où il expliquait qu’il y avait des formulaires pour tout.
L’imposition directe était moindre qu’aujourd’hui mais des services comme la
justice, par exemple, étaient très coûteux, avec le système des épices qu’il
fallait payer aux juges pour que ceux-ci se rémunèrent, ainsi que leurs aides.
En outre, notre
société d’aujourd’hui a aussi son clergé et sa noblesse : les médias
subventionnés par l’Etat, qui portent la foi directrice des politiques -
aujourd’hui le changement climatique, au nom duquel on exige, dans un vocable
très religieux, des « sacrifices » afin de repousser « la fin du monde », avec
un obscurantisme dont, d’ailleurs, je ne suis pas sûr que le clergé des années
1780 eût fait preuve - et les hauts fonctionnaires, qui dirigent le pays, sont
intriqués avec les élites économiques - de nombreuses entreprises du CAC 40
sont dirigées ou ont été dirigées par un énarque, ou en ont dans leur conseil
d’administration.
Et puis il y a l’aspect bloqué du système économique et social. Je me souviens d’un film remarquable, 1788, aujourd’hui disponible gratuitement sur Youtube, qui montre cela admirablement : vous avez les paysans qui se plaignent de ce que le noble local cherche à les spolier de leurs droits coutumiers en vendant une terre dont ils avaient l’usage gratuit, le noble local qui lui-même n’a pas le choix car, invalide de guerre, il dépend d’une pension du Roi que celui-ci a du mal à payer en raison des difficultés financières, le bourgeois qui veut acheter la terre au noble parce qu’il comprend que l’usage gratuit des paysans est en réalité un gaspillage d’une terre qui devrait être très rentable, etc. Tout se tient, et le système est irréformable : il ne peut que sauter. Aujourd’hui, quand on considère à quel point les impôts servent à financer des aides qui servent à stimuler la consommation dont on espère que cela accroîtra les impôts, mais que les impôts brident le pouvoir d’achat, pèsent sur la consommation et font que les gens demandent des aides... difficile de voir comment l’on peut sans sortir sans qu’il soit tranché dans le vif au dépens de quelqu’un pour casser le cercle vicieux. Et si sur un système bloqué de la sorte se présente une difficulté conjoncturelle supplémentaire - hier une hausse du prix du pain, aujourd’hui celle du carburant - cela peut conduire à faire sauter l’ensemble.
Et puis il y a l’aspect bloqué du système économique et social. Je me souviens d’un film remarquable, 1788, aujourd’hui disponible gratuitement sur Youtube, qui montre cela admirablement : vous avez les paysans qui se plaignent de ce que le noble local cherche à les spolier de leurs droits coutumiers en vendant une terre dont ils avaient l’usage gratuit, le noble local qui lui-même n’a pas le choix car, invalide de guerre, il dépend d’une pension du Roi que celui-ci a du mal à payer en raison des difficultés financières, le bourgeois qui veut acheter la terre au noble parce qu’il comprend que l’usage gratuit des paysans est en réalité un gaspillage d’une terre qui devrait être très rentable, etc. Tout se tient, et le système est irréformable : il ne peut que sauter. Aujourd’hui, quand on considère à quel point les impôts servent à financer des aides qui servent à stimuler la consommation dont on espère que cela accroîtra les impôts, mais que les impôts brident le pouvoir d’achat, pèsent sur la consommation et font que les gens demandent des aides... difficile de voir comment l’on peut sans sortir sans qu’il soit tranché dans le vif au dépens de quelqu’un pour casser le cercle vicieux. Et si sur un système bloqué de la sorte se présente une difficulté conjoncturelle supplémentaire - hier une hausse du prix du pain, aujourd’hui celle du carburant - cela peut conduire à faire sauter l’ensemble.
Edouard Husson : Il ne
faut pas se tromper sur l’histoire de la Révolution française, largement
entourée de mythes depuis deux siècles et que les travaux de François Furet et
ses élèves ont seulement commencé à réviser. La situation de 1789 est très
différente de celle de 2018. En 1789, la France était la plus grande puissance
mondiale, le pays de très loin le plus peuplé d’Europe. Le chef de l’Etat était
un grand réformateur (en 15 ans de règne Louis XVI avait bien plus modernisé la
France que Louis XV en 50 ans). Le problème de l’Etat était des ressources
insuffisantes et non une fiscalité envahissante comme aujourd’hui. Louis XVI
était de plus désireux de répartir plus également la charge de l’impôt, pour
que les classes populaires ne soient pas les seules à payer. 1789, c’est
d’abord une révolte des privilégiés, qui refusent de prendre leur part de
l’impôt. Puis, pour surmonter leurs divisions, les Etats-Généraux décident de
se retourner contre l’Eglise et de piller ses biens.
Contrairement à ce qu’on croit, la Révolution française n’a jamais été une
révolution “populaire”. Elle a été le fait d’une partie des élites qui avait un
double objectif: limiter le pouvoir royal; et déchristianiser la France. Le
peuple a largement été victime de la Révolution: la confiscation des biens de
l’Eglise a mis fin à l’extraordinaire foisonnement du soutien aux plus pauvres;
il a fallu des années avant que l’instruction publique retrouve le niveau de
l’éducation dispensée par les ordres religieux; la loi “Le Chapelier” en
obligeant à la dissolution des corporations a laissé l’individu isolé face au
capitalisme naissant. En fait, le parallèle entre la Révolution française et
aujourd’hui ne tient que si l’on y voit la première affirmation d’une classe
dirigeante qui ne croit plus à une solidarité fondamentale entre les élites et
les classes les plus pauvres de la société. Ce n’est sans doute pas la réponse
que vous attendiez mais c’est la plus conforme à la réalité historique. 1789
est une révolution libérale.
Dans quelle mesure le parallèle
entre notre époque et celle de la révolution, toutes proportions gardées,
peut-il résider dans une forme d'incompréhension mutuelle entre le peuple et
les élites ?
Philippe Fabry: De ce point de vue aussi, notre société a de
nombreux points communs avec la société d’Ancien Régime : la France à la veille
de la Révolution n’avait plus connu de guerre sur son sol depuis trois quarts
de siècle, or les longues périodes de paix ont tendance à favoriser les
divisions au sein d’un corps social : les élites se sentent de plus en plus
proches des élites des pays voisins plutôt que de leurs propres compatriotes
des classes inférieures, notamment. Cela s’est observé à la Révolution par le
nombre d’émigrés qui sont allés chercher le secours de parents ou membres de la
noblesse en dehors des frontières du royaume, et cela s’observe aujourd’hui
avec ce que l’on appelle les élites mondialisées, ou cosmopolites. Cela est
concomitant avec le phénomène de fermeture des élites, qui ont tendance soit à
la pure endogamie, soit à aller chercher leurs partenaires dans les élites des
pays voisins, plutôt que de favoriser la montée des individus talentueux issus
des classes inférieures. Il y a ainsi eu, à la fin du XVIIIe siècle, une
tendance à la crispation de l’aristocratie française, la « réaction nobiliaire
», qui a cherché à fermer l’accès des domaines qui lui étaient
traditionnellement réservés, le corps des officiers de l’armée, par exemple.
Cette endogamie des élites est également observée chez nous aujourd’hui.
Edouard Husson: Lorsqu’il
a intitulé son livre de campagne Révolution, Emmanuel Macron ne se
rendait sans doute pas compte de combien il est, effectivement, l’héritier, des
révolutionnaires de 1789, ces grands libéraux qui ont voulu substituer un
individualisme absolu à l’enchevêtrement des liens et des solidarités de
l’Ancien Régime. Macron, ce n’est pas Louis XVI, ce roi que la France
périphérique aima jusqu’au bout, au point d’envoyer des “pétitions” de partout,
après l’émeute du 20 juin 1792, pour féliciter “le roi d’avoir sauvé la
constitution au péril de sa vie”. Non, Macron est l’héritier de cette
bourgeoisie souvent issue des villes moyennes du Bassin Parisien, montée à
Paris et désireuse, à la fin des années 1780, d’imposer le triomphe de
l’individu au détriment des solidarités locales, des protections
professionnelles et des continuités historiques. Cette moyenne bourgeoisie qui
peupla vite les clubs révolutionnaires, exaltait une souveraineté abstraite
(comme la souveraineté européenne d’Emmanuel Macron) aux dépens de la
souveraineté concrète de l’Etat bâti depuis le Moyen-Age.
La grande
différence entre 1789 et aujourd’hui, c’est le fait que la France pèse beaucoup
moins dans le concert des nations et les idées individualistes nous sont
imposées de l’extérieur. Encore que Chateaubriand explique bien, dans les Mémoires
d’Outre-Tombe, comme le grand chic, à la veille de 1789, c’était d’être
“Anglais à la Cour, Américain à la Ville et Prussien à l’Armée”. Finalement,
les choses ont peu changé, non? Il faut relire Chateaubriand, non seulement
parce que c’est l’un des sommets de la langue française mais parce que
ses Mémoires décrivent de façon saisissante l’incompréhension
mutuelle entre les élites individualistes qui font la Révolution et le peuple,
victime collatérale du grand égoïsme collectif qui se déploie depuis
Paris.
Quelles sont les causes de ce phénomène, entre enfermement des élites, et
incapacité de la contestation à formuler une alternative et des propositions ?
Philippe Fabry: Il est normal que la contestation puisse formuler des
propositions, puisque comme je l’ai dit le système est bloqué dans la mesure
où, dans une économie largement socialisée, tout le monde dépend de tout le
monde, et les revendications des uns est de nature à engendrer soit un coût,
soit une perte chez les autres. Cela conduit d’ailleurs à une incompréhension
du pouvoir : quand Emmanuel Macron dit en substance « on ne peut pas nous demander
à la fois moins de taxes et plus de services publics, moins de hausse du
carburant et plus de transition écologique », c’est cela qui transparaît. Mais
la vérité est que chez les contestataires, et spécifiquement dans un mouvement
aussi large que celui des Gilets Jaunes, qui au-delà de la mobilisation limitée
est soutenu par 80% de la population, les revendications sont nécessairement
très diverses. Globalement il s’agit de protester contre la baisse du pouvoir
d’achat, mais chez les manifestants il peut s’agit soit de demander une hausse
du smic pour les petits salariés, soit demander une baisse des cotisations
URSSAF pour les indépendants, soit de demander une hausse des pensions pour les
retraités... Tout cela pousse les élites, déjà très déconnectées de l’assise
populaire, à balayer d’une main ce peuple qui ne sait pas ce qu’il veut.
Peut-on faire un autre parallèle
en observant le bras de fer entre la France périphérique et le centre
décisionnel ?
Philippe Fabry: Oui, cela est un phénomène récurrent dans
l’histoire de notre pays, et pas toujours dans le même sens, d’ailleurs. Sous
la Révolution, Paris était en pointe dans le mouvement révolutionnaire, tandis
que la province était plus réticente, à tel point qu’à un moment deux tiers des
départements étaient en insurrection contre le pouvoir jacobin. C’est encore le
cas après 1848, où c’est finalement le peuple rural qui amène au pouvoir
Louis-Napoléon Bonaparte, par peur de la fièvre parisienne. Et le cas le plus
marquant, sans doute, est celui de la répression de la Commune, en 1871, par
une Assemblée Nationale très conservatrice (les « Versaillais ») élue par la
France rurale.
Aujourd’hui, et c’est peut-être une première dans l’Histoire, la «
révolution » - soyons prudents en employant ce terme pas forcément justifié à
ce stade - part de la France dite « périphérique » - et monte à Paris pour
contester l’ordre établi. Cela est, me semble-t-il, assez nouveau, sauf à aller
chercher des exemples très lointains, par exemple au XVe siècle lorsque les élites
parisiennes étaient pratiquement acquises aux Anglais et où c’est depuis la
province que le roi en exil dans son propre royaume, Charles VII, a dû
planifier la reconquête.
Edouard Husson : La
force de l’individualisme libéral, en 1790 comme aujourd’hui, c’est qu’il a
saisi les leviers de l’appareil d’Etat. La Révolution s’empare de
l’extraordinaire continuité monarchique et elle y adjoint la fiscalité issue
des coups de force successifs de 1789-1793. Puis, quand les ressources ne
suffisent plus, les armées révolutionnaires se mettent à piller l’Europe.
Aujourd’hui nos élites vivent encore de l’extraordinaire reconstruction de
l’Etat et du capital de la France durant les Trente Glorieuses, des acquis
diplomatiques et militaires du Général de Gaulle et de l’épargne des Français.
Evidemment, cela ne suffit plus et, puisque nous n’avons pas la même faculté à
nous saisir par la force des ressources des autres, nous vivons à crédit. Mais
le résultat est le même au bout du compte: nos ressources s’épuisent, notre
démographie commence à baisser. De fait, la France périphérique n’arrive pas à
s’organiser au-delà de révoltes sporadiques car les leviers du pouvoir sont
encore solidement tenus au centre.
En fait, l’individualisme issu de la Révolution n’a pu être contrebalancé
que dans la mesure où une partie des élites s’est alliée à la France
périphérique. C’est le suffrage universel, à partir du Second Empire, qui a
permis qu’émerge, d’une part, un conservatisme français efficace politiquement
(avec le catholicisme social en son coeur) et d’autre part un socialisme
démocratique. Aujourd’hui, on voit bien la division ou l’impuissance des forces
qui pourraient canaliser la révolte de la France périphérique et la relayer
jusque dans le débat politique national pour lui donner une efficacité. La
“France insoumise” est au fond imprégnée de l’individualisme qu’elle dit
combattre; le socialisme démocratique n’existe plus; la droite modérée est au
fond ralliée aux libéraux individualistes et le Rassemblement national est
enfermé dans le populisme.
En fait, si un scénario révolutionnaire est aujourd’hui possible, c’est non
pas 1789, cette affirmation brutale de l’individualisme libéral mais 1848, le
renversement inattendu d’un individualisme dont l’absence d’enracinement
populaire est si visible qu’il est source d’une très grande fragilité
politique. »
Source :
Jean Vinatier
Seriatim 2018