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vendredi 30 septembre 2022

L’Ukraine à venir est un passé N°5901 16e année

 Le grand public a l’impression que la question ukrainienne naît ou bien en février 2022 ou bien au printemps 2014 alors que l’intérêt pour cette partie de l’extrémité européenne située aux marches de l’Asie remonte très loin dans les siècles. Cette Ukraine (frontière) est imparablement liée à la Crimée dans le moment où le joug mongol se défaisant, les princes de Moscou, héritiers de ceux de Kiev, voulurent se reconstruire un « hinterland » qui se heurterait, à la fois, à la puissance de la République des deux nations (Lituanie/Pologne) , à celle ottomane. Des plaines d’Ukraine à celles de la Crimée, les Tatares ou cosaques eurent à balancer entre plusieurs voisins : les Russes, les Polonais, les Ottomans. Ainsi dès le XVIIe siècle se mettait en place progressivement un rapport de force qui s’élargit au fur et à mesure de la double décadence, ottomane, polonaise faisant entrer sur la scène d’autres puissances (France, Habsbourg, Royaume-Uni, Suède) dont le point culminant sera la guerre de Crimée (1854-1856). Pour illustrer ces lignes, citons cet extrait des instructions données du baron de Tott, envoyé par Louis XV auprès du Khan de Crimée le 6 juillet 1767 :

« Le démembrement de la Pologne, l’acquisition de l’Ukraine toute entière, l’abaissement de l’Empire ottoman, la soustraction de la Géorgie et de la Circassie au pouvoir des Khans de Crimée et à la domination turque, et partage de la mer Noire ; voila le but que cette princesse (Catherine II) se propose. C’est en s’étendant sur la rive droite du Nieper (Dniepr) , en peuplant la Nouvelle Servie (Serbie) , en élevant des forts et des redoutes qui bravent le courage et la valeur de la cavalerie tartare , en s’assurant de la possession des vastes plaines de Kasi Kiraman, en resserrant peu à peu les hordes tartares et en leur enlevant les moyens de subsistance, en tournant les déserts qui séparent la Russie de la Tartarie ; enfin en se tenant, par la perpétuité de leur séjour en Pologne, à portée de tomber subitement sur les provinces centrales de l’Empire ottoman et peut-être de traîner les Polonais à leur suite, en cherchant à attirer à eux les Grecs de Valaquie (Valachie) et de la Moldavie ainsi qu’ils ont déjà attiré les Grecs de la Pologne ; c’est ainsi que les Russes préparent l’exécution d’un plan aussi vaste que dangereux. »1

L’échec de la première indépendance ukrainienne (1917-1921) qui fut aussi celui de la Pologne du maréchal Pilsudski qui rêvait de reconstituer l’étendue géographique des Deux nations d’avant 1657, sera un nouveau traumatisme pour les Ukrainiens qui subirent de plein fouet la répression de Staline (famine) lequel amena de force des millions de Russes dans le Donbass. L’invasion de l’URSS en juin 1941 par Hitler suscita, à l’instar des pays Baltes, ralliement et méfiance et le ralliement qui s’opéra fut, il faut bien le dire avec des idées et des héros fascistes, ce qui amena Vladimir Poutine à parler en 2022 exagérément de « dénazification » pour justifier son opération spéciale.

Quand Nikita Khrouchtchev décida de réunir la Crimée à l’Ukraine pour solutionner des tensions internes à l’URSS, il ne se doutait pas des conséquences. Comme, il est écrit au début de ce texte, Il mettait ensemble deux territoires vus par les puissances européennes d’avant 1789 comme liés pour que s’équilibrent les rapports de force en mer Noire, dans les détroits et en Europe pour limiter les appétits russes, brider les éventuelles manœuvres ottomanes et cultiver les approches avec les Tatares de Crimée (cousins des cosaques d’Ukraine) via la dynastie des prince Girai , qui eux-mêmes oscillaient entre La Porte et Saint-Pétersbourg.

 L’ancienneté de la rivalité dans l’espace ukraino-criméen a retrouvé son actualité avec la fin de l’U.R.S.S, l’instabilité politique en Russie (1991-2000) et le ralliement immédiat des anciens pays du pacte de Varsovie à l’OTAN amenant de facto la présence occidentale sur les marches de la Russie contribuant à exacerber les tensions, les méfiances. L’Ukraine s’est retrouvée elle-même assez divisée entre les pro-russes et les pro-occidentaux sentant que Moscou ne tolérerait pas que cette Ukraine ou première Russie puisse lui échapper. Les Tsars avaient bien compris qu’en reprenant pied en Ukraine au milieu du XVIIe siècle comme les protecteurs des libertés cosaques, il s’avérait nécessaire d’appeler d’autres frères pour créer des colonies. Ainsi s’établissent au XVIIIe siècle, celles de Slavo-Serbie et de Nouvelle-Serbie. Au siècle suivant, la force du panslavisme concomitant avec celui des nationalités entraina une russification violente de l’Ukraine…Une russification dont ne se plaignit pas dans ses Mémoires Léon Trotski, né ukrainien et ce malgré un texte de 1938 où il écrivait sur l'indépendance ukrainienne avec un rattachement de territoires alors polonais et roumains.

A la différence d’hommes comme Georges Kennan, Henry Kissinger ou Zbigniew Brezinski qui avaient encore quelque « européanité » dans leurs veines, les États-Unis d’aujourd’hui élargissent l’espace géopolitique du fait même de leur confrontation décidée contre la Chine : l’Ukraine pour laquelle plus de 5milliards ont été engagés selon Victoria Nuland se retrouve alors au centre d’une guerre globale bien au-delà de sa frontière.

Les dirigeants de l’Union européenne incapables de faire respecter les accords de Minsk et le format Normandie, répétant en cela leurs erreurs lors du conflit au Kosovo, croient qu’en obéissant aux consignes (souvent menaçantes) venues de Washington pour sanctionner la Russie, qu’une « autonomie » surgirait après. A la vérité, les Etats-Unis ne veulent pas d’une Europe autonome et moins encore indépendante mais s’appuient sur une Allemagne2 qui veut retrouver un hinterland germanique sous couvert de discours européens et en faisant fi de sa démographie décadente : à Prague le discours du chancelier Olaf Schloz soulignait bien, en se référant à Charles IV de Luxembourg, héritier des Prémyslides, où était cet espace vital3….Mais l’Allemagne fait fausse route et la France déclinante faute de son antique souveraineté ne peut plus être un conte-poids trainant comme un boulet le mythe du « couple franco-allemand » crée par Valérie Giscard d’Estaing Président alors parfaitement indépendant bien loin de l’actuel occupant de l’Élysée.

L’Ukraine (et demain qui sait la Crimée) affronte la Russie tout comme la Russie affronte l’Ukraine au sens de frontière. Pour le Président Zelensky s’efface toutes les années passées à combattre les ukrainiens pro-russes du Donbass (plus de dix mille morts !!!) pour une guerre patriotique, les Ukrainiens de 2022 devenant ce que furent les Polonais pour les romantiques. Peu importe que le Président Zelensky soit ou non corrompu, que les oligarques le contrôlent ou pas, il est une victime au même titre que les Ukrainiens mais ce qu’ils ne voient pas tous, c’est que leur avenir d’indépendance qu’ils projettent dans l’Union européenne et dans l’Otan ne sera pas ce qu’ils espèrent. L’Ukraine, et là encore l’histoire fait son retour sur le théâtre, prend le chemin de la Pologne des XVIIe et XVIIIe siècles : « partages territoriaux »,  « partages des appétits ». A la différence de la Turquie de Reycep Erdogan qui dispose de l’arrière-fond ottoman (voir le succès des séries sur les sultans), une situation géographique exceptionnelle, un espace turcophone jusqu’à la Chine, un statut de membre fondateur de l’Otan, l’Ukraine de Zelenski prend le chemin de n’être qu’une frontière et non une nation libre…

La toute récente rédaction du traité de Kiev (pas encore signé) prévoit la mise en place d'un mécanisme obligatoire d'implication militaire des pays de l’Otan et autres dans le conflit ukrainien qui enchainerait financièrement, militairement l’Union européenne à l’Ukraine contre la Russie mais aussi l’Ukraine à l’Union avec cerise sur le gâteau une accélération du processus décisionnel (24/72H) empêchant, au passage, toute consultation des parlements des États de l’Union européenne !!! Ces dispositions révèlent le cynisme américain qui se méfient tout de même des « élans » européens et qu’ils veulent fixer tout en nous ramenant l’Union européenne dans une ambiance des mécaniques des alliances d’avant 1914…

Ce jour Vladimir Poutine rencontre Xi Jiping à Samarcande (sommet de l’OCS) juste après une offensive victorieuse ukrainienne que les médias soulignent en omettant de dire qu’une offensive est généralement suivie d’une contre-offensive, toujours est-il que le rendez-vous sino-russe vient rappeler au monde que la Russie n’est pas enfermée. L’Asie (asiatique, orientale) prend conscience de sa place, de son importance. Plus le conflit russo-ukrainien durera, plus nous assisterons à des changements, à des accélérations  en parfait parallélisme, par exemple, avec le réchauffement climatique (flux migratoires) et  le réchauffement géopolitique…

En fait, l’Ukraine n’émerge qu’avec le retrait des mongols qui furent un tsunami du XIIIe siècle balayant tout sur leur passage, laissant derrière eux un espace frontalier (Ukraine) ventre mou et centre nerveux d’une aire géographique historiquement disputée, aujourd’hui tragiquement tiraillée, c’est en cela que l’Ukraine à venir est un passé….

Jean Vinatier

Seriatim 2022

Notes :

1-Trois ouvrages peuvent illustrer ce rappel historique des années 1700 :

Gilles Veinstein, Les Tatares de Crimée et la seconde élection de Stanislas Leszcynski,

Faruk Bilici, La politique française en mer Noire (1747-1789) : vicissitudes d’une implantation,

Alan W. Fisher, The Russian annexion of the Crimea (1772-1783)

2-L’Allemagne joue un rôle similaire que le Japon : la première fixe l’Europe quand le second ferait barrage à la Chine. Mais dans les deux cas, nous voyons bien que les Etats-Unis doivent concéder quelques facilités militaires aux japonais comme ils viennent de le faire aux allemands. Ainsi, la Maison Blanche prend le risque de faire renaitre une puissance militaire tant allemande que japonaise qui naquit presque au même moment (seconde moitié du XIXe siècle) et dont on sait ce qu’il advint….

3-Le choix du chancelier allemand de citer Charles IV au lieu de Charles Quint est révélateur : le premier était effectivement un souverain d’Europe centrale (nordiste) quand le second était plutôt celui de l’Europe du sud (sudiste)

 

jeudi 29 septembre 2022

Ukraine, North Stream : au bout l’allumette totémisée? N°5900 16e année

Avec les derniers sabotages intervenus sur les gazoducs North Stream, se confirme ce dangereux cheminement vers des sentiers de plus en plus incertains, de moins en moins balisés avec au bout, l’allumette totémisée…

Dans un monde placé de plus en plus en mode résilient qui confine à l’apathie sur tout, ces dernières actions dans le cadre du conflit en Ukraine, grandissent donc cet immobilisme de l’homme. Certes, les sanctions succèdent aux sanctions, les campagnes communicationnelles se succèdent les unes aux autres, les principales étant du côté Atlantique, celle russe étant quasi invisible même si l’on nous répétera du matin au soir que nous succombons à leur propagande. La guerre psychologique a une puissance au moins aussi grande que la bataille sur le terrain, idem pour les outils financiers et monétaires qui peuvent par des mouvements soudains déstabiliser l’adversaire et décourager les éventuels alliés ou soutiens.

Avec la guerre en Ukraine, nous vivons dans un conflit à la fois localisé mais totalement globalisé dans les moyens. Dans ce domaine, les États-Unis jouissent d’une prépotence incontestable qui masque actuellement leurs maux intérieurs et d’une façon plus profonde leur appréhension à ne plus être la puissance des puissances. Sans doute les États-Unis ont réussi un coup imparable en précipitant l’opération spéciale russe en Ukraine, un acte qui permettait la scénarisation (peu importe les souffrances pour les populations ukrainiennes) et l’installation d’une narration jusqu’à maintenant impeccable. Néanmoins, le grain de sable dans la stratégie et la tactique est, sans doute, le calcul trop juste de la résistance russe aux punitions et mesures coercitives contre de simples citoyens russes (les oligarques sont, quoiqu’on en dise, relativement épargnés notamment dans les paradis fiscaux). Actuellement c’est le refus de russes d’aller combattre en Ukraine qui autorise à écrire que la population se retournerait contre le maître du Kremlin. Quand des milliers d’Américains fuyaient au Canada, au Mexique pour ne pas aller se battre au Vietnam, les États-Unis s’effondrèrent-ils ? Non. Quand en 1914 et 1939 des milliers de Français refusèrent la mobilisation générale, les français se retournèrent-ils contre leur gouvernement ? Non. Ce qui immobilise avant de l’écrouler un régime est la désertion massive ou bien l’insurrection au sein de la troupe ou bien encore la déroute militaire sur fond, généralement, de mauvais approvisionnements de la population.  A priori, la Russie n’est pas arrivée à ce stade. Mais le but étant de démoraliser l’ennemi, d’y semer la discorde, placer sur un même plan psychologique le refus de la mobilisation et la déroute, est un acte de guerre à part entière qui a son sens.

Cependant, on a le pressentiment que d’une part, les propos de Vladimir Poutine ne sont plus pris au sérieux (il ne s’agit pas de savoir s’il dit vrai ou pas mais de bien le lire entre les lignes) ; d’autre part, que la fuite en avant ne serait que le seul fait de la Russie…Bref, émerge l’invulnérabilité d’un côté, son contraire de l’autre. Cette affirmation Atlantique qui vise aussi la Chine la fait opérer sur deux champs conflictuels, le premier étant en phase active, le second en cours de façonnage en Asie qui serait le coup d’après. Une vision qui fait fi que Pékin tire bien naturellement les leçons de tout ce qu’il ne faut pas faire, que l’Inde sait bien que les flatteries adressées ne le sont que dans le cadre indopacifique tel que le regarde l’axe anglo-américain. De même la Turquie, qui soutient l’Azerbaïdjan humiliant dans le sang l’Arménie sans que ni la Russie ni l’OTSC n’interviennent, la première par accaparement sur le front ukrainien, la seconde faute d’unanimité, qui fait le jeu américain tout en obtenant la liberté d’agrandir son champ d’intervention (Caucase) sans pour autant songer, actuellement, à la formation d’un continuum turcophone économique et militaire.

Débuté en février 2022, le conflit abordera en octobre son huitième mois où l’on voit que les Balkans, l’Afrique, l’Asie caucasienne sont, désormais, des espaces plein de mèches. Le danger est bien l’extension guerrière qui oblige par le nombre des acteurs à s’assurer la maîtrise d’aires géographiques qui auront nécessairement des failles. La fuite en avant de Vladimir Poutine me parait moins certaine que celle du monde Atlantique. Les avertissements relayés dans nos médias des chinois, des indiens auprès des russes s’adressent tout autant à nous mais nous ne le les lisons pas. Ce qui me fait craindre un pas de trop de côté, c’est bien notre morgue qui nous placerait à la merci d’un geste de trop qui ne préviendrait pas.

Sans en avoir l’air, nous quittons le champ de la raison pour épouser celui de la puissance à maintenir coûte que coûte. La diffusion récente d’une carte où la Fédération de Russie serait découpée en plusieurs entités (ce fut le cas au début des années 2000 pour la péninsule arabique) est dans cet ordre (la France a connu des plans de découpage qui circulaient dans les valises diplomatiques, par exemple : 1716, 1814, 1944)

Le dollar et l’Otan sont des armes redoutables face à une seule puissance quelle quelle soit, elle l’est moins face à deux (Russie/Chine) et moins encore face à trois (Russie/Chine/Inde), des armes moins redoutables aussi face à l’hermétisme ou au masque : opiner devant et par en dessous agir selon soi.

L’allumette totémisée est face à nous tous…..

Jean Vinatier

Seriatim 2022