« Franck Abed a proposé de m’interviewer il y a plusieurs semaines.
C’est un écrivain, un philosophe et un essayiste. Ses positions sont éloignées
des miennes sur de nombreux points : il est profondément catholique, et je
suis quant à moi non moins profondément athée, il est profondément royaliste et
je suis pour ma part profondément et viscéralement républicain. Il s’affiche un
homme de droite, qui refuse la Révolution Française, et je m’affirme un homme
de gauche qui voit dans cette même révolution un événement certes non unique –
l’histoire de la Nation n’a pas commencée un 14 juillet 1789 – mais d’une
importance capitale, qui vient couronner une longue évolution. A priori, tout
nous sépare. Mais, on juge un homme aux questions qu’il pose et aux problèmes
qu’ils soulèvent. Et, réagissant à mon ouvrage Souveraineté, Démocratie,
Laïcité[1],
il m’a posé des questions importantes, des questions qui sortent de
l’ordinaire, des questions qui permettent de préciser les points possibles de
convergence et les points de divergence. Cette interview a été publiée sur le
blogue qu’il anime (http://entretiensdefranckabed.com/entretien-exceptionnel-jacques-sapir-franck-abed/
). Je la publie à mon tour sur mon carnet.
Les questions posées m’ont entrainé fort loin dans ma réflexion, ce que
l’on jugera à l’aune de l’appareil critique de cette interview. Les problèmes
soulevés sont complexes, mais ils sont tous importants. C’est pourquoi j’ai
pris soin de les aborder au fond, sans m’autoriser les facilités que permet,
parfois, le dialogue. Le lecteur jugera par lui-même. Il verra aussi que ce
dialogue, que ce soit dans les questions posées ou dans les réponses qui y sont
apportées, fut cordial mais sans concessions. Il permet de voir où se trouvent
les frontières entre deux pensées, et en ceci il permet de préciser un certain
nombre de points qui étaient peut-être restés dans l’ombre lors de la parution
de mon ouvrage. Qu’il en soit donc remercié. »
« Franck ABED : En page
neuf de votre ouvrage, vous expliquez que « la souveraineté fait
clivage ». De nos jours, n’existe-t-il pas de débats plus importants
que celui-ci, ou plus exactement des débats plus clivants ? A mon sens le débat
le plus important pour notre société reste la définition des rapports entre le
temporel et le spirituel. Voulons-nous que les lois de Dieu soient au-dessus de
la loi des hommes ou désirons-nous le contraire ? Qu’en pensez-vous ?
Jacques SAPIR : Un débat fait clivage quand il oppose deux
fractions importantes de la société. Or, la question de la définition des
rapports entre le temporel et le spirituel est une question réglée avec les
principales religions en France, sauf avec les fractions salafistes et les
Frères Musulmans. Mais, ces derniers ne représentent qu’une faible fraction des
musulmans. La question de la souveraineté oppose deux fractions qui représentent
chacune à peu près la moitié de corps électoral (même si on peut penser que les
« souverainistes » sont désormais majoritaires) ; elle est donc
autrement plus clivante que la définition du rapport entre temporel et
spirituel. D’ailleurs, on peut soutenir que cette définition des rapports entre
le temporal et le spirituel est en réalité induite par la souveraineté, et
qu’elle lui est subordonnée.
D’un point de vue historique, mais aussi théorique, il est cependant
indiscutable que la définition du rapport entre le temporel et le spirituel a
occupé une place importante dans les débats, et les confrontations publiques.
Mais, il en fut ainsi parce que dans le même temps se (re)constituait et
s’affirmait l’Etat avec la théorie de la souveraineté. On retrouve, sous des
formes différentes, l’héritage antique. Mais, la relation entre les pouvoirs
spirituel et temporel connaît un changement de signification considérable avec
l’arrivée de la religion chrétienne au sein du monde antique. Il est clair que
ce dernier a imprégné de ses réflexions la religion chrétienne. La philosophie
grecque et la religio romana ont constitué deux facteurs déterminants
pour l’émergence et la constitution de la notion de médiation chrétienne, ce
que l’on a parfois tendance à oublier. On comprend alors l’importance de
l’héritage augustinien avec son intégration d’une large part de la philosophie
grecque et romaine, mais aussi les débats postérieurs, où s’affronteront deux
conceptions, celle de Tomas d’Aquin et celle de Marsile de Padoue. C’est cet
héritage augustinien qui ressurgit d’ailleurs avec la doctrine luthérienne des
deux règnes, et sous une autre forme avec Calvin. Les deux réformateurs, en
privilégiant l’invisibilité de l’Eglise, ont déplacé la visibilité de
l’institution en direction du pouvoir temporel. Cet accent mis sur
l’invisibilité de l’Eglise, qui draine avec elle l’individualisation du salut,
est fondamental. C’est ce qui permet de comprendre la philosophie
classique-moderne (XVIIè et XVIIIè siècles: Hobbes, Spinoza, Locke et Rousseau)
et de celle du XIXè siècle (Constant et Hegel). C’est ce qui nous permet de
comprendre la vision moderne (au sens historique du terme) du rapport entre le
temporel et le spirituel.
En effet, deux visions s’affrontent dans l’espace chrétien. Pour Thomas
d’Aquin, La rationalité politique ne saurait être autonome par rapport à la loi
éternelle de Dieu. On reconnaîtra ici la définition polysémique de la loi par
Thomas d’Aquin: « …il est nécessaire que la raison humaine, partant des
préceptes de la loi naturelle qui sont comme des principes généraux et
indémontrables, aboutissent à certaines dispositions particulières 1».
Thomas d’Aquin développe cette idée dans plusieurs chapitres. Il explique que
la royauté, de meilleur de tous les gouvernements en raison de son principe
d’unité, peut dégénérer en tyrannie, le pire des gouvernements en raison de sa
conception dévoyée de l’unité. On le voit, le théologien scolastique ne conçoit
le meilleur des gouvernements que selon le schéma métaphysique d’une unité
hiérarchique de l’établissement politique qui va de la royauté (principe
d’unité) à la multitude (le peuple)2.
Mais une autre tradition existe, qui va progressivement l’emporter. Dès le XIVè
siècle, Marsile de Padoue3 a
pensé, à partir du concept aristotélicien de nature, la communauté politique
comme se suffisant à elle-même. C’est une véritable révolution. Cela a
affranchi la sphère publique politique du pouvoir pontifical. Les guerres de
religion ont constitué aussi un autre facteur d’affranchissement, comme en
témoigne la théorie de la souveraineté de Bodin4,
et c’est pourquoi je disais plus haut que cette question du rapport entre le
temporel et le spirituel n’est posé de manière qui nous soit compréhensible que
par l’irruption de la notion de souveraineté. Est contemporaine l’idée de
liberté de conscience associée avec la loyauté au pouvoir temporel5,
ce qui revient à dire qu’il ne peut y avoir de supériorité en politique des
« lois de Dieu ».
C’est en réalité avec le nominalisme, et la pensée de Guillaume d’Ockham,
que la rupture avec le concept aristotélicien de nature a été rendue possible.
C’est avec cette rupture que les réformateurs de la Renaissance (Luther et
Calvin) ont réinterprété la dualité augustinienne des deux pouvoirs. L’ordre
objectif et réel de la nature (celle que l’on constate) a été substitué à la
fiction de « l’état de nature », à partir duquel se sont élaborées
les théories du contrat ou du pacte avec Hobbes, Spinoza, Locke et Rousseau.
C’est donc du Moyen-Âge tardif que date l’émergence (ou la ré-émergence) d’une
véritable théorie de l’Etat qui va donc affirmer à la fois la séparation entre le
temporel et le spirituel et les modalités de cette séparation, comme l’indique
mon collègue de l’EHESS et grand historien Alain Boureau6.
En cela déjà, la religion est toujours et partout une affaire d’Etat même si
Etat et religion doivent être séparés: elle concerne la politique. Guislain
Waterlot précise ainsi: « Liée à l’événement historique de
l’incarnation, la religion chrétienne apporte la vérité salvatrice et dépasse
de ce point de vue le politique. N’en tirons pas pour autant la conclusion que
les disciples du Christ doivent dominer ici-bas les politiques. En ce monde, la
loi humaine, sanctionnée par le prince, prévaut sur la loi divine, sanctionnée
par Dieu seulement dans l’autre monde »7.
Dans un dialogue que j’ai eu à la fin du printemps avec le juriste et théologien
Bernard Bourdin, dialogue qui sera édité au Cerf au début de 2017, Bernard
Bourdin, auquel je reconnais ma dette quant à la compréhension de l’opposition
entre Thomas d’Aquin et Marsile de Padoue, fait cette remarque : « il
n’y a pas de parti politique du royaume de Dieu ». Nous voyons bien à
quel point c’est aujourd’hui une idée essentielle et même fondamentale. Elle
signifie à la fois que l’on ne peut prétendre fonder un projet politique
sur une religion, et que la démarche du croyant, quel qu’il soit, est une
démarche individuelle, et de ce point de vue elle doit être
impérativement respectée, mais qu’elle ne s’inscrit pas dans le monde de
l’action politique qui est celui de l’action collective. C’est ici un des
fondements de la laïcité. Cependant, comment devons-nous réagir face à des gens
qui, eux, ne pensent pas cela, soit qu’ils considèrent que le « royaume
de Dieu » peut avoir un parti politique (et on l’observe des
intégristes chrétiens aux Etats-Unis aux Frères Musulmans) soit qu’ils considèrent
que les deux cités, pour reprendre Augustin, sont sur le point de fusionner,
comme c’est le cas de courants messianiques et millénaristes comme les
salafistes ? On voit bien ici le problème. Ces courants, pour des raisons
différentes, contestent – par des méthodes elles aussi différentes – l’idée
même de laïcité. Or, cette idée est essentielle à la formation d’un espace
politique, certes traversé d’intérêts et de conflits, mais néanmoins gouverné
par des formes de raison, espace politique indispensable à la construction de
la souveraineté et de la nation. Et c’est donc pour cela que je dis que la
question de la souveraineté, parce que c’est autour d’elle que s’organisent et
les relations entre le temporel et le spirituel, et la séparation entre la sphère
publique et la sphère privée, est l’objet d’un clivage majeur dans notre
société. »
La suite ci-dessous :
Sources :
Jean Vinatier
Seriatim 2016