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mardi 12 septembre 2017

« Les périls de l’irrédentisme allemand par Armand Bérard 1952 » N°4311 11e année



Je livre le télégramme complet envoyé par le diplomate français Armand Bérard depuis Bonn le 18 février 1952 au ministre des affaires étrangères, Robert Schuman que l’historienne Annie Lacroix-Riz a titré dans son opuscule: « Armand Bérard et les périls de l’irrédentisme allemand débridé par les Etats-Unis »
Nous sommes trois années après la naissance de la RFA et dans le moment où se dessine le projet de CED (Communauté européenne de défense).
Sa façon d’écrire, d’avancer est très « Vergennes ».

 « L’évolution qui se poursuit depuis plusieurs mois, dans la mentalité et l’attitude allemandes, s’est accentuée au cours des récents événements.
L’Allemagne a retrouvé sa confiance en soi. A la rapidité de son redressement, elle oppose volontiers l’instabilité gouvernementale, les difficultés intérieures, résultant de la présence d’un parti communiste nombreux, et la crise financière auxquelles, semble-t-il, la France est en butte. Elle croit de nouveau en sa puissance, elle est convaincue que la valeur militaire de son peuple, à laquelle les Alliés sont obligés de faire appel, la rend indispensable au monde occidental. Elle a, dans ces conditions, de nouveau tendance à parler haut, le ton de la presse en témoigne. Il est frappant qu’à quelques jours de distance, le Président du conseil luxembourgeois et un haut fonctionnaire autrichien voit télégrammes de Luxembourg n°14 et de Vienne n°269) se plaignent à nos représentants de l’attitude comminatoire que l’Allemagne commence à prendre de nouveau avec les petits Etats.
Ce faisant, l’Allemagne a tendance à fermer les yeux sur ses propres éléments de faiblesse. Elle oublie que, surpeuplée et intensément industrialisée, elle dépend étroitement, pour sa vie, de ses échanges avec l’étranger, que son chômage peut, à tout moment, redevenir inquiétant, qu’écartelée entre les deux blocs idéologiques qui se partagent le monde, elle est un pays divisé et qu’ainsi que l’ont encore illustré les débats de l’Assemblée Nationale française, elle demeure en butte à la méfiance des Nations qui ont subi son occupation.
Nos amis hollandais et belges ne cherchent-ils pas parfois à justifier leurs réticences à l’égard des plans d’armée européenne, en manifestant la crainte que l’Allemagne ne réussisse à dominer rapidement cette armée communautaire.
Une transformation de la mentalité allemande était inévitable à partir du moment où les Alliés prenaient eux-mêmes l’initiative de lui demander de reconstituer des forces militaires. Mais elle est plus directement encore la conséquence de la hâte avec laquelle on a voulu obtenir de la République Fédérale cette contribution à la défense qu’en raison des réactions défavorables de son opinion, elle n’était pas sûre elle-même de pouvoir fournir, et de la position de demandeur dans laquelle les Alliés se sont ainsi placés. Cette évolution est d’ailleurs moins sensible dans les masses de la Nation que dans les classes dirigeantes qui font ici l’opinion : c’est essentiellement dans les prises de position des partis et les articles des grands journaux et non dans les propos de l’homme de la rue, que s’affirment les revendications allemandes.
La contre-offensive soviétique que commencent à déclencher les Américains (mes télégrammes n°1356 et 1436) veille chez les Allemands l’espoir que la défaite de 1945 n’a été qu’un épisode dans un plus long conflit, qu’aucun traité ne le sanctionnera et que le règlement européen prendra pour base non pas la situation de 1945 mais qui résultera de cette contre-offensive. Dès maintenant leurs diplomates, recrutés le plus souvent dans les milieux de la Wilhelmstrasse qui ont servi le régime hitlérien, et leurs experts militaires manœuvrent pour qu’au moment de ce règlement l’Allemagne se trouve dans la position la plus favorable et tire le maximum d’une paix où, pour la première fois, depuis 40 ans, elle prendra place aux côtés des vainqueurs. Ils pensent que des mérites qu’elle se sera acquis dépendra, dans une large mesure, la solution de la question autrichienne et celle des problèmes territoriaux en Europe Centrale et Orientale. Avec l’absence de mesure qui la caractérise, l’Allemagne, si elle acquiert la conviction que la plus grande force est de ce côté et se montrera même plus américaine que les Etats-Unis.
La République Fédérale n’hésite plus à formuler avec insistance ses revendications. Celles-ci se concentrent actuellement autour de la thèse de l’égalité des droits. Nous aurions sans doute avantage à dissiper tout malentendu sur la portée à donner à ces mots. L’Allemagne a tendance à revendiquer l’égalité des droits dans toute entreprise à laquelle nous acceptons de l’associer et il n’est pas exclu qu’elle ne la réclame, d’une manière embarrassante pour nous, dans l’espace africain, le jour qu’elle serait invitée à participer à son exploitation.
A la vérité, l ‘égalité des droits que nous sommes prêts à accorder à l’Allemagne présente un double aspect. C’est d’abord la reconnaissance d’un traitement de plein partenaire dans les organismes nouvellement créés et où l’Allemagne ne saurait être discriminée tant qu’elle n’a pas failli aux règles de la Communauté.
Quant à l’égalité des droits dans le domaine militaire, l’Allemagne est en droit de la revendiquer dans le cadre de cette organisation nouvelle que va être l’armée européenne, soit sous la forme définie à l’origine au Petersberg  par ses experts militaires, c’est-à-dire l’assurance réclamée par la population de la République Fédérale que ses contingents se verront accorder des chances égales et des armes égales pour lutter aux côtés des Alliés. Cette double définition est plus limitée que la conception avancée de plus en plus par les Allemands d’une égalité des droits, qui devient pour eux la garantie de la disparition de toute hypothèque et de toute conséquence du passé et le fondement de revendications de toutes sortes pour l’avenir. Elle permet le maintien, en dehors de la Convention sur l’Armée européenne, de  certaines garanties au profit des pays qui ont eu à souffrir de l’agression allemande.
Une autre revendication allemande commence à se faire jour, qui risque de s’accentuer dans les semaines à venir ; c’est celle qui vise le rétablissement de ses frontières de 1937. J’ai signalé (mon télégramme n°1359) qu’en dépit de la position unanime prise par les trois Hauts Commissaires, l’Office des Affaires Etrangères et M.HALLSTEIN […] lui-même tendaient à maintenir la thèse suivant laquelle ces frontières auraient été rendues à l’Allemagne par les accords de Potsdam. La même affirmation est reprise par la Frankfurter Rundschau de ce matin. Il serait souhaitable que par une déclaration officielle, les Alliés rappellent leur position sur ce point avant que ne se répande une doctrine qu’il sera plus tard beaucoup plus difficile de déraciner.
Adoptant les thèses américaines, les collaborateurs du Chancelier [Adenauer] considèrent en général que le jour où l’Amérique sera en mesure de mettre en ligne une force supérieure, l’URSS se prêtera à un règlement dans lequel elle abandonnera les territoires d’Europe Centrale et Orientale qu’elle domine actuellement. De toute manière, nous aurons intérêt, en présence de revendications territoriales allemandes, à souligner que l’Alliance Atlantique et Européenne actuellement en cours de réalisation a un caractère essentiellement défensif et que le règlement final à intervenir ne peut être le résultat d’une reconquête, ni d’une solution brutale. On ne pourrait, en outre, admettre qu’un retour aux frontières du passé pose de nouveau les mêmes problèmes et néglige les changements fondamentaux, de nature en particulier démocratique, qui, depuis 1940, sont intervenus dans l’Est de l’Europe. »1

Armand Bérard (1904-1989) archéologue de formation entré aux affaires étrangères en 1931. Il sera à deux reprises en poste en Allemagne dans les années 30 et de 1949 à 1955 ; il sera, ensuite et notamment, ambassadeur au Japon et en Italie.
Son père Victor Bérard (1864-1931) longtemps président de la commission des affaires étrangères du Sénat, helléniste réputé, auteur de nombreux ouvrages sur l’Asie et d’une traduction remarquée de l’Odyssée.


Note :
1- in Lacroix-Riz (Annie) : Aux origines du carcan européen (1900-1960), La France sous influence allemande et américaine, coll. Le temps des cerises, Paris, Editions Delga, pp.153-156

Jean Vinatier
Seriatim 2017

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