Ce n’est pas l’Europe qui serait prisonnière du mythe Habsbourg mais plutôt l’Union européenne puisque l’on parle dans cet entretien très intéressant d’une comparaison : structure dynastique pour les Habsbourg, structure managériale pour l’Union….
Entretien:
« Pourriez-vous nous donner un bref aperçu de l’histoire de l’empire des Habsbourg ? Quels sont les moments clés ou les caractéristiques qui se prêtent à une comparaison avec la situation actuelle ?
Caroline de Gruyter
Je ne suis pas une experte de l’Empire des Habsbourg ; je suis plutôt une experte de l’Europe — de l’Union Européenne, même ; mais en vivant à Vienne pendant quelques années, il y a environ 10 ans, j’ai identifié de nombreuses caractéristiques dans l’Empire des Habsbourg qui m’ont intéressé. Il a existé pendant plusieurs siècles, en couvrant de grandes parties de l’Europe centrale et même de l’Europe de l’Est. Pendant son existence, il s’est étendu de la frontière suisse jusqu’à une partie de ce qui est aujourd’hui l’Ukraine occidentale. L’empire des Habsbourg était un État, ce que l’Union n’est pas, mais il se composait aussi d’un grand nombre de nations, de groupes linguistiques et de groupes religieux distincts, plus ou moins importants. Bien qu’il ait été gouverné de manière plutôt autocratique, il traitait tous ces groupes de manière assez libérale, tout comme l’Union aujourd’hui : un système d’État de droit dans lequel les droits des minorités et des différents groupes étaient plus ou moins garantis.
Et même lorsque ces droits n’étaient pas garantis et que l’empereur était amené à prendre une décision, il faisait souvent faire le tour de ces différents groupes pour voir quelles étaient leurs réquisits et les lignes qu’ils ne souhaitaient pas voir franchies ; il en tenait souvent compte dans ses décisions — pourquoi ? Parce qu’il voulait conserver leur loyauté et les garder de son côté ; parce qu’ils étaient entourés de grands rivaux, la Russie, l’Empire ottoman, la France — qui essayaient constamment d’arracher des parties de l’Empire.
Helen Thompson
Je suis d’accord avec une grande partie de ce que Caroline vient de dire ; je pense qu’il est important de voir que les Habsbourg, en tant que dynastie, ont gouverné ce qui est devenu plus tard l’Empire autrichien, puis l’Empire austro-hongrois. Leur puissance s’est renforcée au XVIe siècle, au moment où la montée de la puissance ottomane a jeté l’Europe et la politique européenne dans le désarroi.
L’empire austro-hongrois avait manifestement la prétention — et c’était un idéal plutôt qu’une réalité — d’être un espace où l’autorité pouvait s’exprimer dans un cadre cosmopolite et multinational. En un certain sens, il s’agissait même d’accueillir ces nationalismes au sein d’une unité plus large.
Et je pense que cette idée d’unité et de diversité, qui avait été un slogan des Habsbourg, constitue une partie de l’attrait que suscite l’Empire autrichien — ce qu’on a appelé le mythe de l’Autriche au XXe siècle, après sa chute. C’est quelque chose qui a ensuite été reformulé dans les différentes versions du projet européen.
Je pense que l’autre chose qu’il est important de comprendre à propos des Habsbourg, c’est que le chef de la dynastie est devenu empereur du Saint Empire romain jusqu’à sa chute au début du XIXe siècle : ils se rattachaient donc à une histoire européenne plus longue, qui remonte à la fin de l’Empire romain et à l’ascension des Carolingiens. Leur importance dérive de leur histoire par laquelle l’héritage romain se déplace d’une certaine manière de la partie occidentale de l’Europe vers les parties plus centrales et orientales du continent.
L’image de l’empire des Habsbourg comme un paradis de civilisation et de cosmopolitisme, puis comme un paradis perdu après sa chute provoquée par les nationalismes, a été popularisée par des intellectuels comme Stefan Zweig ou Joseph Roth. Justement, quel était l’équilibre entre cosmopolitisme et nationalisme au sein de l’empire ?
Il me semble que c’est beaucoup plus compliqué que l’idée qui ferait du dernier empire autrichien un bastion de cosmopolitisme détruit par le nationalisme. C’est une histoire qui est devenue très séduisante à raconter après les horreurs de la première guerre mondiale, mais elle ignore certains aspects fondamentaux des décennies des Habsbourg. Elle élude notamment la question de l’union entre l’Empire autrichien et la Hongrie, à partir de 1867, et la manière dont les autres nationalités au sein de l’empire ont été organisées politiquement.
On pourrait dire que l’Empire austro-hongrois a été une réussite considérable en matière d’accommodement de certaines nationalités — et il l’a certainement été par rapport à ce qui a suivi l’Empire austro- hongrois pendant l’entre-deux-guerres. Je pense néanmoins que la question de la Hongrie complique considérablement les choses. D’une certaine manière, c’est aussi le problème posé par la relation de l’Autriche avec l’Allemagne — derrière l’idée de l’Autriche, il y a un idéal supranational, le pangermanisme, qui constitue une force déstabilisatrice au sein de l’empire.
Ce sont les questions qui intéressent particulièrement Joseph Roth. Je ne pense pas qu’il ait eu une vision aussi romantique de l’empire austro-hongrois que celle qui est parfois présentée ; il le regrette, parce qu’il comprend ce qu’il a perdu ; et il le comprend en relation avec la question juive. Mais je ne pense pas qu’il ait jamais vraiment cru que la partie autrichienne était, à la base, libre de tout nationalisme — que celui-ci soit autrichien ou allemand d’ailleurs. »
La suite ci-dessous:
Jean Vinatier
Seriatim 2023
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