Info

Nouvelle adresse Seriatim
@seriatimfr
jeanvin22@gmail.com



mardi 10 octobre 2023

Défaite ! par Michael Brenner N°5709 17e année

 

L’auteur : « Professeur émérite d'affaires internationales à l'Université de Pittsburgh et membre du Center for Transatlantic Relations à SAIS/Johns Hopkins. Michael Brenner a été directeur du programme de relations internationales et d'études mondiales à l'université du Texas. Il a également travaillé au Foreign Service Institute, au ministère américain de la Défense et à Westinghouse. Il est l'auteur de nombreux livres et articles portant sur la politique étrangère américaine, la théorie des relations internationales, l'économie politique internationale et la sécurité nationale. »

 

« Les États-Unis sont en train de subir une défaite en Ukraine. On pourrait dire qu’ils font face à la défaite – ou, plus brutalement, qu’ils regardent la défaite en face. Mais aucune de ces deux formulations n’est appropriée. Les États-Unis ne regardent pas la réalité en face. Nous préférons regarder le monde à travers les lentilles déformées de nos fantasmes. Nous avançons sur le chemin que nous avons choisi tout en détournant les yeux de la topographie que nous essayons de traverser.  Notre seul guide est la lueur d’un mirage lointain. C’est notre pierre angulaire.

Ce n’est pas que l’Amérique soit étrangère à la défaite. Nous la connaissons très bien : Vietnam, Afghanistan, Irak, Syrie – en termes stratégiques, mais pas toujours en termes militaires. À cette liste, nous pourrions ajouter le Venezuela, Cuba et le Niger. Cette riche expérience de l’ambition frustrée n’a pas réussi à nous libérer de l’habitude profondément ancrée d’éluder la défaite. En fait, nous avons acquis un large éventail de méthodes pour y parvenir.

 

Définir la défaite

 

Avant de les examiner, précisons ce que nous entendons par « défaite ». En termes simples, la défaite est une incapacité à atteindre les objectifs – à un coût tolérable. Ce terme englobe également les conséquences involontaires et négatives de second ordre.

 

Quels étaient les objectifs de Washington en sabotant le plan de paix de Minsk et en rejetant toutes les propositions russes ultérieures, en provoquant la Russie par le franchissement de lignes rouges clairement annoncées, en faisant pression pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, en installant des batteries de missiles en Pologne et en Roumanie, en transformant l’armée ukrainienne en une puissante force militaire déployée sur la ligne de contact dans le Donbass, prête à envahir ou à pousser Moscou à une action préemptive ? L’objectif était soit d’infliger une défaite humiliante à l’armée russe, soit, au moins, d’infliger des coûts si élevés qu’ils couperaient l’herbe sous le pied du gouvernement Poutine. La dimension cruciale et complémentaire de cette stratégie consistait à imposer des sanctions économiques si lourdes qu’elles feraient imploser une économie russe vulnérable. Ensemble, ces mesures devaient générer une détresse aiguë conduisant à la destitution de Poutine – que ce soit par une cabale d’opposants (dont les oligarques mécontents seraient le fer de lance) ou par une protestation de masse. Les États-Unis prévoyaient son remplacement par un gouvernement plus souple, prêt à devenir un acteur, quoique marginal, de la scène européenne et un non-joueur ailleurs. Pour reprendre les termes crus d’un fonctionnaire moscovite, « un métayer dans la plantation mondiale de l’oncle Sam ».

 

L’apprivoisement et la domestication de la Russie ont été conçus comme une étape vitale dans la grande confrontation imminente avec la Chine – désignée comme le rival systémique de l’hégémonie américaine. Théoriquement, cet objectif pouvait être atteint soit en éloignant la Russie de la Chine (diviser et subordonner), soit en neutralisant totalement la Russie en tant que puissance mondiale, en faisant tomber ses dirigeants qui bénéficiaient d’un soutien populaire. La première approche n’a jamais dépassé quelques gestes désultoires et faibles. Tous les espoirs ont été placés dans la seconde approche.

 

Les avantages accessoires pour les États-Unis d’une guerre contre l’Ukraine qui abaisserait la Russie étaient :

– de consolider l’Alliance atlantique sous le contrôle de Washington, d’élargir l’OTAN et d’ouvrir un abîme infranchissable entre la Russie et le reste de l’Europe devant perdurer à l’avenir ;

– à cette fin, de mettre fin à la forte dépendance de l’Europe à l’égard des ressources énergétiques de la Russie ;

– et par conséquent, de les remplacer par le GNL et le pétrole plus chers des États-Unis qui scelleraient le statut des partenaires européens en tant que vassaux économiques dépendants. Si ce dernier point est un frein pour leur industrie, qu’il en soit ainsi.

 

Les objectifs grandioses énoncés aux points 1 et 2 se sont manifestement révélés inatteignables, voire fantaisistes, ce que les élites américaines ne semblent pas encore avoir compris. Ceux évoqués au point 3 sont des lots de consolation de moindre valeur. Ce résultat a été déterminé en grande partie, mais pas entièrement, par l’échec militaire en Ukraine. Nous sommes sur le point d’entamer l’acte final. La contre-offensive vantée par Kiev n’a abouti à rien – à un coût énorme pour l’armée ukrainienne. Son armée a été saignée à blanc par des pertes massives, par la destruction de la majeure partie de son parc de véhicules blindés, par la ruine de ses infrastructures vitales. Les brigades d’élite formées par l’Occident ont été malmenées et il n’y a plus de réserves à lancer dans la bataille. En outre, le flux d’armes et de munitions en provenance de l’Occident s’est ralenti car les stocks américains et européens s’épuisent (par exemple, les obus de 155 mm).  La pénurie est aggravée par de nouvelles inhibitions concernant l’envoi à l’Ukraine d’armes de pointe qui se sont révélées très vulnérables à la puissance de feu russe. Cela vaut en particulier pour les blindés : les Leopard allemands, les Challengerbritanniques, les chars légers AMX-10-RC français ainsi que les véhicules de combat Bradley et Strykers américains. Les images graphiques de carcasses calcinées jonchant la steppe ukrainienne ne sont pas des publicités pour la technologie militaire occidentale ni pour les ventes à l’étranger. D’où la lenteur des livraisons à Kiev des chars Abrams et des F-16 promis, de peur qu’ils ne subissent le même sort.

L’illusion d’un succès final sur le champ de bataille (avec l’usure envisagée de la volonté et de la capacité de la Russie) est fondée sur une idée erronée de la manière de mesurer la victoire et la défaite. Les dirigeants américains, tant militaires que civils, s’en tiennent à un modèle qui met l’accent sur le contrôle du territoire. La pensée militaire russe est différente. Elle met l’accent sur la destruction des forces ennemies, en appliquant la stratégie la mieux adaptée aux conditions du moment. C’est ainsi que les Russes, maîtres du champ de bataille, pourront imposer leur volonté. La tactique agressive des Ukrainiens consiste à jeter toutes leurs ressources au combat dans des campagnes incessantes visant à chasser les Russes du Donbass et de la Crimée. Incapables de réaliser la moindre percée, ils se sont lancés dans une guerre d’usure à leur grand désavantage. La dernière tentative de cet été s’est avérée suicidaire.  Ils ont ainsi fait le jeu des Russes.  Ainsi, alors que l’attention est fixée sur l’occupation de tel ou tel village sur le front de Zaporizhia ou autour de Bakhmut, la véritable histoire est que la Russie a détruit pièce par pièce l’armée ukrainienne reconstituée. »

La suite ci-dessous :

https://cf2r.org/tribune/defaite/

Jean Vinatier

Seriatim 2023

Aucun commentaire: