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mardi 16 avril 2013

« La fin de la politique » par Jean-Marie Guéhenno N°1437 6e année

Pour éclairer dans l’ère (et être dans l’air) du temps, un extrait du chapitre II de son ouvrage, La fin de la démocratie, publié en 1993 puis en 1995:
« Nous voici donc, à tous égards, bien loin des ambitions du XVIIIe siècle, et de leur expression la plus aboutie, la démocratie parlementaire. Le rêve d’un pouvoir qui arrêterait le pouvoir, le partage de la puissance entre plusieurs petits pôles autonomes ne créent pas l’équilibre, mais la paralysie. Au débat public éclairé par les lumières de la raison dont rêvaient les philosophes du XVIIIe siècle se substitue une confrontation professionnelle des intérêts. La démocratie libérale reposait sur deux postulats, qui sont aujourd’hui contestés : l’existence d’une sphère politique, lieu de consensus social et de l’intérêt général ; l’existence d’acteurs doués d’une énergie propre, exerçant leurs droits, manifestant leur « puissance », avant même que la société ne les constitue en sujets autonomes. Au lieu de sujets autonomes, il n’y a que des situations éphémères en fonction desquelles se nouent des alliances provisoires appuyées sur des compétences mobilisées pour l’occasion. Au lieu d’un espace politique, lieu de solidarité collective, il n’y a que des perceptions dominantes, aussi éphémères que les intérêts qui les manipulent. A la fois l’atomisation et l’homogénéisation. Une société qui se fragmente à l’infini, sans mémoire et sans solidarité, une société qui ne retrouve son unité que dans la succession des images que les médias lui renvoient chaque semaine d’elle-même. Une société sans citoyens, et donc, finalement, une non-société.
Cette crise n’est pas, comme on voudrait l’espérer en Europe, dans l’espoir d’y échapper, la crise d’un modèle particulier, le modèle américain.
Certes, les Etats-Unis d’Amérique poussent à l’extrême la logique de la confrontation des intérêts dans laquelle se dissout l’idée d’un intérêt général, et la gestion des perceptions collectives y atteint un degré de sophistication inégalé en Europe. Mais les cas limites aident à comprendre les situations moyennes, et la crise américaine est un révélateur de notre avenir.
Le second pays qui porte l’emblème de notre avenir est le Japon. Il est l’autre facette de la mort de la politique et du nouvel âge des réseaux. Il n’a pas connu les constructions de l’âge des Lumières, la célébration de l’individu, le rêve d’une horlogerie sociale qui respecterait la multitude des destins particuliers. Il passe directement de l’âge féodal à une modernité dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas encore. Son succès même en dit autant sur la fin de la politique que la crise américaine.
Car la réussite japonaise n’est pas d’ordre politique : au Japon, la professionnalisation des intérêts et la fragmentation qui en est la conséquence trouvent en effet un contrepoids naturel dans la mémoire entretenue par les rites, d’une commune origine. Il échappe ainsi au blocage de l’Amérique, pour le moment incapable de concilier la logique institutionnelle de ses origines avec la logique relationnelle de la puissance contemporaine : paralysé par des coercitions négatives, écartelé par une multitude de débats hétéroclites qui ne sont plus arbitrés sur le terrain commun de la politique et de l’intérêt général, Washington ne sait plus décider. Tel n’est pas le cas du Japon, mais ce n’est pas la politique qui le sauve de la paralysie. C’est la chance de ce pays d’être construit sur des habitudes séculaires plutôt que sur un contrat. On ne trouve pas à Tokyo plus de citoyens qu’à Washington. Le Japon n’est pas une société, mais la mémoire d’une société ; on y mime des rapports de force, on y organise, avec le même parti au pouvoir depuis des décennies, le théâtre de la démocratie, et la chorégraphie bien agencée de ces affrontements soigneusement limités est la transposition asiatique des joutes médiatiques de l’Amérique moderne. Bunraku là-bas, Guignol ici, le théâtre des marionnettes n’est pas le même, il n’obéit pas aux mêmes règles, mais tous deux sont aussi « apolitiques ».
Partant de points de départ opposés, ils représentent l’un et l’autre des formes dégradées de la démocratie parlementaire, si on désigne ainsi le régime où l’exécutif gère l’Etat sous le contrôle des pouvoirs législatif et judiciaire. Pour qu’il y ait contrôle, il faudrait que continuent d’exister ces pôles institutionnels de la puissance, dont nous constatons la disparition. Il faudrait qu’il y ait des contrôleurs et des contrôlés. Il faudrait que les acteurs d’une décision puissent être clairement identifiés. Tel n’est plus le cas quand la multiplication des partenaires de la décision bouleverse la vision traditionnelle : le temps n’est plus où une grande loi fixait les principes, à charge pour les bureaux de l’Administration d’en assurer l’application. Désormais, il n’y a plus qu’une suite de petites décisions, dont la somme constitue, en apparence plus qu’en réalité, la « grande décision » : la procédure budgétaire américaine, tiraillée par mille demandes ponctuelles, et très artificiellement encadrée par des décisions de portée générale, qui ne contraignent que les apparences, est un exemple de ce monde où la paralysie des institutions débouche finalement sur une diffusion du pouvoir pas très éloignée de la logique japonaise. L’exécutif y a perdu l’initiative, sans que le parlement ait renforcé sa souveraineté.
Qu’on ne s’étonne pas alors si dans les démocraties « avancées » les électeurs votent moins, tandis que la plupart des hommes politiques perdent le respect de leurs concitoyens, le Japon étant sur ce plan comme sur d’autres à la pointe de la modernité. L’homme politique dont rêvaient les philosophes des lumières devait être l’accoucheur de la vérité d’une société. Ayant reçu le don de la parole en même temps que celui de la raison, il contribuait à révéler, dans la cérémonie parlementaire, la transcendance sociale. Mais pour entretenir une telle ambition – la recherche collective et démocratique de l’intérêt général -, il fallait faire le pari que chaque homme est capable de porter en lui la vérité, et donc de la reconnaître.
Il n’y a rien de plus étranger à notre époque que cette idée d’une personne-sujet qui existerait par elle-même, en dehors du réseau relationnel dans lequel elle s’insère, et qui seul la définit. Bien sûr, il y a des sentiments, et même des passions menaçantes dans la mesure où elles pourraient détruire l’homogénéité du tissu social qui permet la relation, mais ces passions ne constituent pas une personne, comme le péché constitue le chrétien. Nous sommes de plus en plus « japonais » et la carte de visite tient lieu à la fois de baptême et de serment du citoyen. Tels deux insectes qui s’auscultent précautionneusement avec leurs antennes, nous échangeons nos cartes, signes codés sans lesquels ne peut s’établir une relation fonctionnelle, toute entière définie par la situation qui en est l’occasion.
La politesse alors remplace la politique. Elle n’est plus un vernis posé sur une réalité sociale, elle est cette réalité même.
Les signes ne renvoient à aucune vérité qui serait le terrain commun où se rencontrent les hommes. Car si tel était le cas, il y aurait aussi des hommes seuls, enfermés dans leur expérience solitaire du vrai, comme Galilée face à ses juges. Non, il n’y a pas d’autre vérité que sociale, il n’y a plus d’ermite qui se retire dans le désert, et la seule connaissance qui mérite d’être approfondie est celle des signes, pour déchiffrer de nouvelles règles, et non de nouvelles vérités. La savoir en effet ne consiste pas à découvrir quelque vérité première, mais à collectionner des signes nouveaux. Cette chasse-là n’a pas de fin.
On s’explique que le Japon, parce qu’il le modèle le plus achevé de ce monde où la règle remplace le principe, puisse à la fois s’imprégner des autres civilisations et leur rester parfaitement imperméable. Il ajoute des signes à sa collection de signes. De l’Europe, il sait tout apprendre, sauf une chose, l’idée de la vérité. Car il accepte d’autant plus facilement la « vérité » des autres qu’il n’a pas à renoncer à la sienne. En fait de vérité, il n’y a que des méthodes, des modes d’emploi…Toute règle qui « fonctionne » mérite d’être prise en considération.
Ayant renoncé à former un corps politique, coincés entre l’accumulation des signes et le respect des procédures, atomes industrieux de l’âge relationnel, nous avons perdu, avec l’évidence de la nation et du territoire, ce socle de principes qui nous constituait en société. Tout au plus pouvons-nous espérer, imitant les Japonais, trouver dans la mémoire et les rites le reflet pâli d’une société qui n’est plus. »
1-Source :
Ghéhenno (Jean-Marie) : La fin de la démocratie, Paris Flammarion, 1995, pp.50-56
2-Wikipedia :
Notice sur son père l’académicien Jean Guéhenno :
 
Jean Vinatier
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