« Dans les années 1950, nombre d’écrivains, d’artistes, d’intellectuels afro-américains trouvent à Paris un refuge contre le racisme aux États-Unis. Mais peut-on vivre libre quand on côtoie l’oppression des colonisés en France ? Dans un grand roman (pour la première fois traduit en français), William Gardner Smith raconte la découverte par un jeune noir du traitement des Algériens, notamment le massacre du 17 octobre 1961. Le texte qui suit est la préface à la nouvelle édition américaine — non reprise dans l’édition française. »
« En 1951, dans un essai intitulé Je choisis l’exil, le romancier Richard Wright explique sa décision de s’installer à Paris après la guerre. « C’est parce que j’aime la liberté », écrit-il, « et je vous dis franchement qu’il y a plus de liberté dans un pâté de maisons parisien que dans l’ensemble des États-Unis d’Amérique ! » Les noirs Américains qui ont fait de Paris leur foyer dans la période s’étendant des années 1920 jusqu’à l’époque des droits civiques sont sûrement peu nombreux à penser le contraire. À des romanciers comme Wright, Chester Himes et James Baldwin, à des artistes et musiciens comme Joséphine Baker, Sidney Bechet et Beauford Delaney, Paris offrait un sanctuaire contre la ségrégation et la discrimination, ainsi qu’un endroit où échapper au puritanisme américain. Une expérience aussi éloignée que possible de la « vie abîmée », caractéristique de l’exil selon Theodor Adorno. Ils pouvaient se promener dans la rue avec un amant, une amoureuse ou un conjoint blanc sans être insultés, et encore moins agressés physiquement ; ils pouvaient descendre à l’hôtel ou louer un appartement où ils voulaient, tant qu’ils pouvaient payer ; ils pouvaient jouir, en bref, de quelque chose qui ressemblait à la normalité, sans doute le plus beau cadeau de Paris aux exilés noirs américains.
Baldwin, qui s’était installé à Paris en 1948, deux ans après Wright, reçut ce cadeau d’abord avec joie, mais il finit par s’en méfier, soupçonnant une illusion, et une illusion coûteuse. Si les Noirs « armés d’un passeport américain » étaient rarement la cible du racisme, les Africains et les Algériens des colonies françaises d’outre-mer n’avaient pas cette chance. Dans son essai de 1960 intitulé Hélas, pauvre Richard, publié juste après la mort de Wright, il accusait son mentor de célébrer Paris comme une « ville refuge » tout en restant silencieux sur la répression de la France envers ses sujets coloniaux : « Il m’a semblé que ce n’était pas la peine de fuir les fantasmes américains si c’était pour adhérer à des fantasmes étrangers. »1 Baldwin se souvient que lorsqu’un Africain lui dit en plaisantant que Wright se prenait pour un Blanc, il prit la défense de Wright. Mais la remarque le conduisit à « s’interroger sur les avantages et les dangers de l’expatriation ».
Je ne pensais pas non plus être blanc, ou je ne pensais pas que je croyais l’être. Mais les Africains pouvaient penser que je l’étais, et qui pourrait les en blâmer ?... Quand l’Africain m’a dit : “Je crois qu’il se croit blanc”, il voulait dire que Richard se souciait plus de sa sécurité et de son confort que de la condition noire... Richard a pu, enfin, vivre à Paris exactement comme il aurait vécu s’il avait été blanc ici, en Amérique. Cela peut paraître souhaitable, mais l’est-ce vraiment ? Richard a payé le prix de cette sécurité illusoire. Le prix, c’est d’éviter, d’ignorer toutes les puissances des ténèbres.
Hélas, pauvre Richard, comme la célèbre critique de Baldwin d’Un enfant du pays de Wright, est un exercice d’autoportrait, voire d’autosatisfaction. À cette époque, Baldwin était rentré en Amérique et participait au combat pour les droits civiques que Wright, soignant ses blessures en exil, préférait observer de loin. Mais dans son récit autobiographique This Morning, This Evening, So Soon, également publié en 1960, Baldwin laisse entendre qu’il aurait pu lui aussi devenir la cible de la plaisanterie d’un Africain s’il était resté. Le narrateur, un expatrié noir qui réfléchit à la distance qui s’est instaurée avec les « garçons algériens que j’avais rencontrés pendant mes premières années à Paris », remarque : « Je considérais les Nord-Africains comme mes frères et c’est pourquoi j’allais dans leurs cafés ».
Comprendre la rage des Algériens »
La suite ci-dessous :
Jean Vinatier
Seriatim 2021
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire