Voici la critique pour La vie des idées par Charles Stepanoff : L’archéologue et l’anthropologue
« À propos de : David Graeber & David Wengrow, Au commencement était... Une nouvelle histoire de l’humanité, Les Liens qui libèrent
L’ouvrage monumental de David Graeber et David Wengrow sur la formation des sociétés et des inégalités rompt les barrières entre archéologie préhistorique et ethnologie pour ouvrir sur un vaste projet anthropologique. Il échoue toutefois à articuler le champ politico-culturel et celui de la nature.
L’ouvrage monumental de David Graeber et David Wengrow est un tour de force qui manifeste avec brio l’intérêt de rompre les barrières entre archéologie préhistorique et ethnologie et de renouer avec un projet anthropologique large, celui de Franz Boas et d’André Leroi-Gourhan, qui embrasse le phénomène humain des origines à nos jours. Wengrow est un archéologue talentueux du Moyen-Orient, Graeber un anthropologue spécialiste de Madagascar, devenu mondialement célèbre par ses travaux sur la dette et sur les bullshit jobs, avant sa mort prématurée en 2020.
Dans un fantastique tour d’horizon de 740 pages qui compulse de multiples études archéologiques et ethnographiques, leur ouvrage nous fait explorer le rôle probable des femmes dans la domestication au Proche-Orient néolithique, la naissance en Ukraine des premières grandes agglomérations humaines au Chalcolithique, les labyrinthes du site mystique de Chavín de Huántar au Pérou, ou encore la géométrie sacrée des gigantesques enceintes élevées par des chasseurs-cueilleurs à Poverty Point en Louisiane.
Une grande partie de l’effort théorique mené par Graeber et Wengrow vise la déconstruction. Il s’agit de réfuter des certitudes profondément ancrées et diffusées par des auteurs à succès comme Robin Dunbar, Jared Diamond, Yuval Harari. Non, en se rassemblant dans des formations toujours plus grandes, les humains ne doivent pas nécessairement se soumettre à un pouvoir toujours plus coercitif. Ainsi les agglomérations géantes des steppes boisées ukrainiennes ne laissent apparaître aucune structure étatique. Non, notre espèce ne marche pas d’un pas inflexible sur une voie prédestinée menant de l’égalité des chasseurs-cueilleurs vers la hiérarchie centralisée des États-nations. D’abord, les Paléolithiques n’étaient sans doute pas si égalitaires, comme en témoigne le traitement funéraire qu’ils accordaient à des êtres d’exception. Et de nombreuses agglomérations ont connu des trajectoires menant de régimes autoritaires à des formations décentralisées, comme la cité de Taosi en Chine, il y a 4000 ans, ou celle de Teotihuacan au Mexique il y a 1700 ans.
Non, contrairement à ce qu’affirment Jared Diamond ou James Scott, la culture des céréales n’est pas un piège empêtrant ceux qui y tombe dans les rets de régimes d’oppression. Les plaines du Mississipi et de l’Ohio où était cultivé le maïs ont vu se succéder tertres monumentaux hopewelliens dont l’usage était cérémoniel, puis le régime centralisé et sanguinaire de la ville de Cahokia, puis un réseau de bourgades gouvernées par des conseils communautaires. Si les Hurons et les Iroquois ont livré des critiques politiques et philosophiques profondes contre l’absolutisme européen aux XVIIe-XVIIIe siècles, c’est parce qu’ils étaient les héritiers d’une histoire politique mouvementée qui avait abouti à l’invention d’institutions démocratiques – avant les Lumières.
Au lieu d’un itinéraire tout tracé, Graeber et Wengrow nous offrent un tableau chamarré, souvent jubilatoire, fait de mille soubresauts, demi-tours politiques et trajectoires sociales imprévisibles. Face à un déterminisme rudimentaire qui enferme la réflexion politique dans un cadre fataliste désastreux, nos auteurs ouvrent un vaste champ des possibles qu’ils veulent porteur d’espoir et ferment d’imagination.
Quelques contestables nouveautés
Évidemment, les découvertes ne sont pas toutes aussi radicales que l’annonce la promesse d’un « tableau totalement neuf de l’évolution des sociétés humaines au cours des trente mille ans écoulés » (p. 16). Que les sociétés autochtones connaissent et expérimentent toutes sortes de modèles de formations politiques possibles, que la démocratie ne soit pas une invention grecque, que les Iroquois l’aient développée en réaction historique au pouvoir autoritaire de Cahokia, tout cela est déjà argumenté par Alain Testart (2004). Le fait que les sociétés de chasseurs-cueilleurs de l’hémisphère nord sont en grande partie sédentaires et hiérarchisées depuis la fin de l’âge glaciaire est au cœur de sa monumentale synthèse de 1982, Les chasseurs-cueilleurs ou L’origine des inégalités. Que la sédentarité précède l’agriculture au Proche-Orient est un argument décisif de Jacques Cauvin contre le déterminisme écologique des théories anglo-saxonnes dans Naissance des divinités, naissance de l’agriculture paru en 1994. Ce que la presse anglo-saxonne présente comme une découverte bouleversante est pour le lectorat français un savoir établi depuis trente ou quarante ans dans ces ouvrages classiques, malheureusement non cités par Graeber et Wengrow. Cette longueur d’avance de notre anthropologie pourrait être un motif de satisfaction si elle ne démontrait surtout son manque cuisant d’audience à l’étranger
.
Mettant l’accent sur les processus horizontaux de différenciation délibérée entre blocs culturels, nos auteurs construisent des scénarios de diffusion souvent originaux, parfois peu crédibles. Face à la salve de critiques que les Amérindiens exprimaient contre l’absolutisme et la cupidité qu’ils découvraient chez les colons européens, certains auteurs européens répondirent par un schéma de hiérarchisation des sociétés classant les Indiens dans un stade primitif sauvage. Selon Graeber et Wengrow, Turgot aurait ainsi conçu sa théorie du progrès stadial de l’humanité en réponse aux Lettres d’une princesse péruvienne (1747). Turgot propose en effet en 1751 une séquence de trois stades : les peuples chasseurs, les peuples pasteurs, les peuples laboureurs, auxquels il ajoute plus tard l’âge commercial. Mais ce schéma n’a rien d’une invention originale : on y reconnaît les trois époques du grec Dicéarque reprises par le latin Varron dans De re rustica, à savoir le stade primitif de collecte (« stade naturel », gradus naturalis), puis le stade pastoral et le stade agricole. Nulle influence amérindienne ici : Turgot ne fait que calquer Varron dont il reprend tels quels certains arguments sur la domestication des animaux.
Un tournant théorique : la politique des saisons »
La suite ci-dessous :
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Jean Vinatier
Seriatim 2022
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