Florian Louis (Le Grand continent) : Votre dernier ouvrage propose une réflexion sur l’ordre du monde axé autour de la notion de puissance. Comment définir celle-ci ?
La puissance, c’est d’abord la souveraineté. La capacité d’agir de manière souveraine, que ce soit par la coercition ou par la diplomatie, sans être contrecarré par une autre puissance plus importante. Autrement dit, la puissance est un moyen, pas une fin en soi. En Europe, la puissance a été à tort considérée pendant plusieurs décennies comme intrinsèquement négative. Or la puissance, comme n’importe quelle autre chose, peut être utilisée à des fins positives comme à des fins négatives sur le plan moral. C’est le syndrome du couteau : on peut l’utiliser de plusieurs façons. Il est donc nécessaire de sortir de cette ineptie illustrée par un Fukuyama et d’autres dans les années 1990 consistant à penser que l’histoire était terminée, qu’il y avait un dernier homme et que cet homme ne ferait pas la guerre parce qu’il ne serait plus un idéologue. C’est un irénisme dangereux qui n’a jamais pour effet que d’aiguiser l’appétit de ceux pour qui la puissance est un moyen d’imposer leur volonté, y compris par la violence.
Vous vous intéressez non seulement à la puissance des États, mais aussi à celle de nombreux autres acteurs comme les entreprises, les groupes militants ou les religions. Ces différents acteurs sont-ils détenteurs d’un même type de puissance ? Ou bien la puissance étatique demeure-t-elle incommensurable ?
J’aime à citer le poète Pierre Reverdy selon qui il n’y a pas d’amour mais seulement des preuves d’amour. Il en va de même pour la puissance : il n’y a pas de puissance, seulement des preuves de puissance, des critères, des paramètres, des traductions précises. C’est précisément ce que j’essaie d’établir dans cet ouvrage. S’agissant de la question que vous soulevez, je tente une hiérarchie dans la nature de la puissance. J’essaie de comprendre quelle nature de puissance est la plus considérable et la plus efficace entre celle des États et celle des autres acteurs que peuvent d’ailleurs incarner aussi des acteurs politiques comme les villes, les régions ou les États fédérés, des « infra »-États en quelque sorte. Je pense qu’on peut constater que depuis au moins les traités de Westphalie de 1648, l’État a le plus souvent été, reste aujourd’hui et, je le crois, demeurera le plus puissant des acteurs. La nature de la puissance des États est plus considérable que celle des autres acteurs. L’État faible est faible d’être faible et non d’être étatique. Considérer des États comme faibles en mettant en regard leur PIB et la valorisation boursière des GAFA n’a pas de ce sens car on compare alors ce qui n’est pas comparable.
Votre livre est consacré aux « voies de la puissance » et aurait pu être sous-titré : « la puissance, mode d’emploi ». Est-ce à dire qu’il suffirait aux dirigeants de n’importe quel pays d’appliquer vos conseils à la lettre pour accéder à la puissance ? La puissance est-elle à la portée de tous les États ou certains y sont-ils plus prédisposés que d’autres ?
Je n’aurai évidemment pas la prétention de faire de mon livre un mode d’emploi à l’égard des chefs d’État. J’essaye d’établir les conditions sine qua non de la montée en puissance si tant est qu’il y ait la volonté de l’exprimer. Dans mon introduction, j’évoque cette ambivalence sonore entre les « voies » et les « voix » de la puissance. Lorsqu’on décide en amont d’obtenir de la puissance, alors en aval on déploie des stratégies pour y parvenir. Avant d’emprunter les voies de la puissance, on commence par donner de la voix. Le seul contre-exemple récent est celui des États-Unis d’Amérique entre 1920 et 1941 : tous les paramètres de la puissance qu’elle soit géographique – cette fameuse insularité stratégique –, démographique, sociétale, ingéniériale, financière, énergétique, agricole et industrielle sont au vert, et pourtant on décide de ne pas assumer cette puissance. Il faut tout ce que je décris dans mon ouvrage pour prétendre à la puissance. S’il manque une géographie ou une démographie présentant un seuil ou une masse critiques permettant de jouer un rôle d’acteur au moins au niveau régional, s’il n’y pas de valorisation du savoir, il manquera toujours l’un des éléments constitutifs de la puissance. Certains acteurs sont donc plus que d’autres susceptibles d’incarner de grandes puissances globales et j’essaie de présenter les critères qui permettent de l’affirmer.
Vous opérez ici une distinction entre puissance et volonté de puissance. Les États-Unis de l’entre-deux-guerres mondiales sont une puissance en puissance, un pays qui a les moyens d’être puissant mais qui refuse d’exercer cette puissance. Et inversement, des États peuvent se rêver en puissance mais n’ont pas les moyens de leurs ambitions.
Absolument. Prenons le cas fameux de la prétendue « quatrième armée du monde » assise sur la troisième réserve de pétrole mondiale, je pense bien évidemment à l’Irak de Saddam Hussein, dictateur ubuesque qui allait à lui seul écraser toute possibilité de montée en puissance de son pays. La cohésion interne défaillante de l’Irak ne lui permettait pas d’incarner ce qu’on prétendait à l’époque qu’il fut, à savoir la puissance.
Lorsqu’on évoque la question de la puissance dans les relations internationales, il est un certain nombre d’ouvrages classiques qui reviennent systématiquement. Commençons par celui de Paul Kennedy sur la naissance et le déclin des grandes puissances qui développait une vision spenglerienne de la puissance censée s’accroître, atteindre un apogée et nécessairement décliner. On pourrait lui opposer que sur la longue durée, on voit plutôt une grande continuité dans les pôles de puissance qui restent souvent les mêmes d’un siècle à l’autre, même si c’est sous un nom différent (empire ottoman/Turquie ; URSS/Russie). Certes, bien des puissances semblent faire preuve d’une forme de cycle de vie, mais aussi d’une grande résilience. Comment vous positionnez-vous relativement à la thèse de Kennedy et plus largement à cette question de la pérennité de la puissance sur la longue durée ?
Kennedy a inventé l’absence d’éternité !
Tout organisme nait, se développe et périclite. Et il en est de même pour les
institutions, donc pour les États. Soit. Mais pour aller plus loin, et je vous
rejoins sur ce point d’avantage que M. Kennedy, on peut jeter un œil sur le
siècle passé. L’une des cartes de mon ouvrage présente les grandes puissances
d’il y a 150 ans et celles d’aujourd’hui : on est frappé par un
continuum fondé sur une masse critique, une valorisation du savoir. La Russie
tsariste, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne d’après
Bismarck et le Japon d’après Meiji, sont demeurés aux premiers rangs des
puissances malgré bien des soubresauts dans l’histoire de chacun de ces pays.
Il n’y a que l’Inde, à l’époque colonie britannique, qui fait exception. Il y a
donc bien une continuité,
mais ce n’est pas non plus une règle absolue. Si l’on essaie de penser la
puissance sur la très longue durée braudélienne, on se casse les dents sur le
Moyen-Âge et sur Rome.
Un deuxième auteur auquel on pense, notamment en France, lorsqu’il est question de la puissance, n’est autre que Bertrand Badie pointant la paradoxale « impuissance de la puissance » qu’il pensait pouvoir diagnostiquer notamment à partir de l’observation des difficultés rencontrées par des États-Unis présumés « hyperpuissants » depuis les années 1990 et pourtant souvent incapables d’arriver à leurs fins. Partagez-vous ce constat ?
En partie. Je rends grâce à ce grand penseur des relations internationales qu’est Bertrand Badie de nous avoir ouvert les yeux sur la puissance montante de nouveaux acteurs pas nécessairement institutionnels. Je pense notamment à ces « inter-socialités », pour reprendre le titre d’un de ses derniers ouvrages en date dans lequel il montre que les opinions publiques, et en leur sein ce qu’il appelle les « entrepreneurs de violence », jouent un rôle beaucoup plus important qu’autrefois. Un rôle dédoublé par la force des nouveaux médias et des réseaux sociaux. Cela dit, l’idée d’impuissance de la puissance étatique ne me convainc qu’à moitié car à la fin des fins, en 2020, ce sont bel et bien les fusils et surtout les drones azerbaïdjanais qui ont écrasé les forces arméniennes alors même que les relais d’opinion arméniens dans le monde, y compris aux États-Unis et en Europe, étaient infiniment plus considérables que les relais d’opinion azéris. Voyez également l’exemple de l’intervention militaire brutale de la Russie en Ukraine : le fait est qu’en toute souveraineté, Poutine a pu mener à bien cette intervention, qui donnera ce qu’elle donnera, mais sans risquer sur le plan militaire d’être repoussé, sans se soucier de la réaction des opinions publiques. La montée en puissance d’autres acteurs que les États, notamment les acteurs sociaux, ne constitue qu’une variable explicative des relations internationales. Une variable, mais pas la constante, qui pour moi demeure la puissance militaire des États. »
La suite ci-dessous :
Odile Jacob:
Jean Vinatier
Seriatim 2022
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