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lundi 24 décembre 2007

Christian Bourgois et Julien Gracq N°103 - 1ere année

Le 20 décembre, un éditeur, âge de 74 ans, nous quittait, Christian Bourgois. Le 22 décembre, un auteur, âgé de 97 ans, disparaissait, Julien Gracq alias Louis Poirier. Le premier n’édita pas le second et aucun des deux ne se rencontra.
L’éditeur Christian Bourgois a donné du lustre à une profession qui s’avachit lentement, sûrement secouée par les transformations de la communication des savoirs et des curiosités. Au sein du Groupe des Presses de la cité (dirigé par son frère) il a publié les auteurs étrangers qu’il voulait faire connaître aux Français sans se préoccuper de l’accueil. Accueil il y eut, la collection 10/18 envahit des rayons entiers des appartements, des maisons de famille et des chambres d’étudiants sans oublier les sacs à dos. En 1992, il fonda Sa maison dans le VIIe arrondissement pas trop loin de son domicile rue de Talleyrand, une rue en retrait derrière les Invalides. De là sa figure de tribun jacobin digne d’un Robespierre imprima sa marque faite de rigueur. J’ai craint de l’aborder au Salon du Livre où, dans son stand, il était assis entouré de deux dames distinguées et donnait la réplique à l’une et l’autre.
Sa froideur eut-elle correspondu avec celle de Julien Gracq ? On ne le saura jamais. L’œuvre de cet écrivain érudit et rigoureux ( p.e : Le château d’Argol, Le rivage des Syrtes, Un balcon en forêt, Autour des sept collines…) que Paris fît connaître parce qu’il déclina le prix Goncourt est un auteur attachant et exigeant. Historien et géographe (double agrégation), cette qualité – et elle est essentielle- l’accompagne dans son écriture, ainsi dans Un balcon en forêt, véritable ode à la paix sur fond de guerre franco-allemande. Son amitié pour Ernst Jünger y joue un rôle déterminant. Dans Autour des sept collines, le poids du couple histoire et géographie ne se discute pas, il est là, présent, sans concession, sans illusion. Sans illusion, (orgueil ou coquetterie) : ainsi se définissait-il : « En littérature, je n’ai plus de confrères. Dans l’espace d’un demi-siècle, les us et coutumes neufs de la corporation m’ont laissé en arrière un à un au fil des années. J’ignore non seulement l’ordinateur, le CD-Rom et le traitement de texte, mais même la machine à écrire, le livre de poche, et, d’une façon générale, les voies et moyens de promotion modernes qui font prospérer les ouvrages de belles-lettres. Je prends rang, professionnellement, parmi les survivances folkloriques appréciées qu’on signale aux étrangers, auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l’habitant. »¹
L’homme n’en est pas moins moderne. Il l’est par son art d’être libre des modes et de sa prémonition. Sévère également par son observation temporelle de la cité, ainsi dans Loin de Rome :
« On n’habite vraiment que la maison qu’on bâtit soi-même, on ne se loge durablement que dans ce qui a poussé en conformité avec votre forme empreinte. Aucun peuple, aucune classe ne peut coloniser pour longtemps les coquilles vides évacuées par le prédécesseur ou par l’ennemi : une civilisation de bernard-l’hermite est sans avenir. Même les fantassins de 1914, alertés par quelque odeur sui generis, évitaient d’occuper les abris allemands des tranchées conquises.
Quand l’empire romain tomba, il y eut, pendant l’occupation des Goths et après, quelques tentatives pour réparer les monuments de la capitale, encore presque intacts ; quelque temps la résidence impériale du Palatin continua à être habitée. Puis un phénomène de rejet généralisé balaya toutes les tentatives d’emménagement ; tout s’effrita et rentra peu à peu dans le sol : Rome devenue une carrière, les colonnes furent réutilisées pour les églises, les marbres par les chaufourniers (une des plus grosses corporations de la Ville médiévale). Les masses réellement indestructibles qui subsistaient furent traitées simplement comme des accidents du relief, dont on s’efforçait de tirer quelque avantage défensif : le Colisée, le tombeau d’Hadrien, le théâtre de Marcellus, le mausolée d’Auguste furent transformés en donjons : mieux même, des tours féodales crénelées s’élevèrent un moment sur les arcs de triomphe de Titus et de Constantin.
Il ne me semble pas que Spengler, dans son Déclin de l’Occident, donne toute l’importance qu’elle mérite à une incompatibilité dans l’habitat aussi radicale, et qui vient si fortement étayer sa thèse : comme si l’œuvre d’une civilisation, non seulement dans ses accomplissements « culturels », plus difficilement, mais même dans ses réalisations les plus strictement utilitaires, les plus parfaitement transparentes pour le sens pratique, devenait opaque, incompréhensible, inutilisable pour son héritière, dont l’œil neuf fait brusquement – de tous ses aqueducs, de tous ses ponts, de ses portes, de ses routes, de ses tours, de ses temples et de ses palais – un paysage, un simple paysage.
Cela a été vrai presque de toujours, jusqu’à cette fin de vingtième siècle. Mais aujourd’hui ? La maison, qu’elle soit de l’homme, du chef ou du dieu, n’est plus un vêtement de pierre taillé sur mesure, selon la spécificité des matériaux, des mœurs, des usages et des travaux ; l’âge une fois venu du prêt-à-habiter, l’aliénation, sur laquelle l’époque radote jusqu’à la nausée, commence à cette introduction par force, dans les cinq parties du monde, du cheptel humain à l’intérieur de ses stalles préfabriquées. Toutes sortes de malformations, de tumeurs, et de maladies étranges, depuis la dislocation du foyer jusqu’à la constitution de gangs infantiles, naissent de ce frottement urticant, ulcérant, de l’espèce humaine aux rugosités d’une coquille que pour la première fois elle n’a pas secrétée.
Non choisie, et non destructible. Si par bonheur l’homme finissait un jour par refuser ses alvéoles de ciment précontraint, la stratification urbaine enchevêtrée, l’épais falun de coquilles brisées que représente une ville comme Rome a peu de chances de se reproduire. Les ruines de béton, aussi difficiles à anéantir qu’à habiter, ne se prêteront guère au réaménagement : on reconstruira plutôt à côté, comme faisait le quartier britannique à, l’écart de la cité hindoue. Et peut-être verra-t-on pendant des siècles de vrais cadavres de villes – plus hideux encore de vieillir debout – rebutant même la ronce et l’ortie de toutes leurs semelles cimentées, répandre à la face du ciel leurs tripailles de fer rouillé. »²
L’éditeur et l’auteur ont traversé des époques littéraires similaires, à quelques pas l’un de l’autre. Ils eurent en commun la qualité de la fidélité, le premier envers ses auteurs, le second envers son éditeur, José Corti. Doit-on les placer sur des hauteurs ? La tentation est grande de les hisser jusque sur les cimes tant la société se délite, fond. Gardons-nous, cependant, de tout excès d’éloge qui les défigurerait. Sachons, simplement, les remercier pour leurs talents et les traces qu’ils nous laissent pour continuer l’histoire des hommes. En un mot, soyons juste dans notre hommage comme ils le furent dans leur vie respective.

©copyright Jean Vinatier 2007

Sources :

1- Julien Gracq in Le Monde des livres, 5 juillet 2000
2- « Loin de Rome » in Julien Gracq, Autour des sept collines , Paris, José Corti, 1988, pp. 145-147.

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