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mardi 11 mai 2010

Malaparte « Ceux qui vous disent…. » N°693 3e année

Je termine de lire Curzio Malaparte (Kurt-Erich Suckert) auteur du Journal d’un étranger à Paris, pendant les années 1947-1948. J’ai, semble-t-il, entre les mains la dernière édition, celle de 1967. On lit d’un bout à l’autre les commentaires, les analyses, les portraits qu’il trace à grands coups de sabre de la société française au sortir de la guerre. Il y a bien de l’acidité, du cynisme et de la volontaire provocation. Mais Dieu qu’il aime la France, c’est peu dire qu’il la châtie bien ! En 1914, à 16 ans, Malaparte n’a-t-il pas fait le mur du prestigieux collège jésuite Cicognini pour combattre sous l’habit français ? Un tel homme peut bien nous parler comme il le veut !
De l’Europe, il l’évoque au détour de certaines pages, ainsi page 212 répondant à Paul Reynaud
: « L’avenir en Europe, ce n’est pas aux Etats, c’est aux peuples. » Il y a aussi et je dirai même surtout 11 magnifiques pages (pp.197-208) autour du fameux bal du comte et de la comtesse Pecci-Blunt¹ (petite-nièce de Léon XIII) dans leur propriété de la Marlia, prés de Lucques : les lois raciales de 1938 eurent raison, non pas de ce couple mais d’une société aussi décevante que celle décrite dans le film de James Ivory, Retour à Howards End.
Ci-dessous des extraits de ce Journal:

« 21 octobre [1948]
Ceux qui vous disent « L’Europe est finie, l’Amérique sera l’Europe de l’avenir », ressemblent à ceux qui diraient « l’Argentine sera l’Espagne de l’avenir ».

23 octobre
Des gens vous disent : « L’Europe sera, en face de l’Amérique, ce qu’était la Grèce en face de Rome après la conquête romaine du monde hellénique. Ce ne sera qu’un ensemble de peuplades pauvres, décadentes, raffinées, sans aucune force, en pleine déchéance morale et intellectuelle.
J’admets, et avec beaucoup de réserve, que l’Amérique soit Rome. Mais je demande : « Rien n’est moins sûr que le monde hellénique, après la conquête romaine de la Grèce, soit tombé dans la plus grande décadence morale et intellectuelle. Toute l’Europe chrétienne, toute la civilisation chrétienne de l’Europe, a son origine dans le monde hellénique d’après la conquête romaine. Alexandrie était le centre intellectuel du monde ancien. Pendant que l’Empire romain, c’est-à-dire pendant les cinq siècles de la « pax romana », la culture était grecque et les centres de la haute culture religieuse, philosophique, artistique, scientifique du monde civilisé, étaient épars dans les limites historiques du monde hellénique. Après la conquête romaine, c’est-à-dire pendant les siècles de la soi-disant décadence de la Grèce, la civilisation était hellénique. La Grèce traversait une crise économique, politique, militaire et sociale, très grave, semblable, sous beaucoup d’aspects, à la crise que traverse l’Europe en ce moment (Rome-Amérique-Russie-Perse) mais, du point de vue intellectuel, la Grèce était à la tête du monde civilisé. Je souhaite pour l’Europe un tel avenir : la destinée de l’Europe a toujours été et sera toujours, indépendamment du fait que d’autres continents soient plus riches et matériellement, politiquement plus forts, d’être à la tête de la civilisation.

12 novembre
Les Parisiens acceptent la grève d’une manière bien différente de celle avec laquelle ils acceptaient les grèves dans le temps, autrefois. Tout, autrefois, était prétexte à rire pour les Parisiens. La gaieté naturelle de ce petit peuple aux humeurs enfantines, au rire spontané, aux amusements faciles, ne se laissait pas faire par les troubles sociaux ou les luttes ouvrières. Entre les Parisiens et les grévistes (j’entends par Parisiens la masse de la population surtout celle des classes inférieures), régnait une sorte de solidarité complaisante, basée pour ainsi dire sur la politesse des grévistes et la souriante amitié des Parisiens. On avait l’impression que, tout en restant indifférents aux problèmes soulevés par les luttes sociales, les Parisiens comprenaient les raisons des ouvriers et les soutenaient de leur amicale attitude. Puis, à ce qu’on me dit, au temps du Front populaire, les choses se gâtèrent, les grèves prirent un caractère de haine sociale, les Parisiens commencèrent à rouspéter, le sourire disparut des lèvres des foules. Je n’étais pas en France, en ces années-là, j’étais dans l’île de Lipari (emprisonné par les fascistes) , je n’avais de la France que les nouvelles que me donnaient mes amis de Paris. Mais ce que je vois aujourd’hui est bien triste. Les visages sont tristes, les lèvres muettes, cette foule sale, mal habillée, mal nourrie, subit la grève avec un détachement farouche, presque avec une sorte de désespoir muet, morne ; il y a quelque chose des foules turques, dans la foule de Paris.
La passivité des foules orientales, de Smyrne, de Constantinople, cette acceptation passive de tout ce qui arrive, et que j’aimerais définir, non pas le fatalisme religieux des Musulmans, mais celui des peuples qui ne vivent plus dans l’histoire. Il est clair que ce fatalisme historique dépasse désormais, après 1918, dans les foules turques, le fatalisme musulman. Paris est une ville turque, la France est la Turquie de l’Occident. Les foules turques ne sont pas bruyantes, remuantes, elles coulent un peu affairées, en silence, avec ce seul murmure au timbre aïgu qui est celui même des foules parisiennes pendant ces jours de grèves.
Je rentre chez moi, j’ouvre Les lettres persanes, les fables de Gaspare Gozzi. L’Orient, tel que l’imaginaient Montesquieu, Gaspare Gozzi ou Voltaire était un Orient très parisien. Constantinople était une sorte de Paris où les élégants et les précieuses étaient remplacés par les eunuques et les odalisques. Les harems ressemblaient à une sorte de salon littéraire, où l’on discutait de politique, de scandales mondains, de potins, de littérature, où l’on buvait du café, où l’on mangeait des rahat-loukoums. C’est qu’au XVIIIe siècle, l’Orient bien qu’en pleine décadence, croyait encore vivre dans l’histoire, avait gardé le sens de l’histoire. L’Orient était vivant. Allez de nos jours en Orient. C’est toujours Paris, mais hors de l’histoire, avec des foules résignées à ne plus jouer aucun rôle historique. Je veux dire que Paris, comme une grande partie de l’Europe, subit en ce moment la crise qu’a subie l’Orient en son temps : celle du passage du monde vivant et agissant de l’histoire, au monde morne, passif, résigné du fatalisme historique. L’Europe, c’est évident, est en train de devenir un grand pays levantin, avec le soleil et le ciel d’azur en moins.
Le caractère politique de ces grèves échappe-t-il aux Parisiens ? Non. Savent-ils que ces grévistes sont, peut-être, inconsciemment, les instruments de l’ennemi, de l’étranger ? Non. Mais le peuple français accepte déjà la défaite prochaine, l’invasion prochaine, l’esclavage prochain. Il n’a pas, comme certains le croient, renoncé à l’Europe. Il s’est, au contraire, résigné à n’être qu’une des nombreuses peuplades de l’Europe orientale. Il accepte de subir l’histoire de l’Europe, non plus de la déterminer. Ce qui manque au peuple français pour continuer à jouer son rôle de grand peuple, ce ne sont pas seulement les moyens matériels, c’est surtout la force morale. Le peuple français est malade de ce que j’appellerai le dégoût de l’histoire. Il n’y a plus de solidarité entre Paris et les grévistes, mais une sorte de complicité résignée. Non pas la fraternité dans les malheurs et les souffrances, mais la résignation aux violences et à la misère des autres. Je veux dire ici ce que je pense, je le dirai sans ménagements. Paris est déjà une ville occupée par une armée ennemie, une armée étrangère. C’est comme si les Allemands au lieu d’occuper Paris avec leurs troupes avaient mobilisé l’armée des ouvriers, des chômeurs parisiens. Il y a quelque part, dans Paris, une Kommandantur qui dirige cette occupation. Mais ce n’est pas une Kommandantur allemande. Je me promène au milieu de cette foule qui me bouscule en silence, sans même me regarder. J’ai l’impression d’être un Français, perdu dans une foule d’étrangers.

Malaparte »²


Jean Vinatier

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Note :

1- Cecil Blumenthal dit Blunt très riche américain juif marié à la comtesse Laetitia Pecci, et converti au catholicisme. Ils formèrent un couple, certainement, le plus célèbre de toute la période de l’Entre deux guerres. Ils recevaient somptueusement dans leur palais romain de l’Ara Coeli, leur splendide villa La Marlia, ou dans leur hôtel dit de Cassini rue de Babylone à Paris.

Source :

2-Malaparte (Curzio) : Journal d’un étranger à Paris, Paris Denoël, 1967 pp187-188, 189-192.


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