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mardi 12 octobre 2010

Abdelwahab Meddeb: « L’islam est une question qui se pose à la République…. » N°763 4e année

Abdelwahab Meddeb est né à Tunis. Il est poète et universitaire : il enseigne la littérature comparée à Paris X-Nanterre, dirige la revue Dédale et anime sur France Culture l’émission Cultures d’islam. Ci-dessous son entretien en date du 4 octobre :

« Pas une semaine ne se passe sans qu’un incident, une information, un documentaire ne mette en lumière la progression en France et en Europe d’un islam radical qui semble imposer son emprise à un nombre croissant de musulmans et qui alimente chez les autres peur et suspicion. Cette peur relève-t-elle d’un fantasme islamophobe ou assistons-nous à une régression réelle ?

Le problème de l’islamisme radical est réel : il se manifeste partout dans le monde, donc aussi en Occident, en Europe, en France. Les estimations les plus fiables situent à hauteur de 7% les musulmans qui penchent pour l’islamisme : cela va du sympathisant inactif au militant clandestin qui attend les ordres pour agir au sein de cellules dormantes, sans oublier des financiers, idéologues et entraîneurs militaires. Et 7%, cela fait près de 80 millions dans le monde. Heureusement, ceux qui jouent aux héros sont une infime minorité. Les démocraties doivent se protéger avec les moyens qui sont les leurs, même si nos ennemis jouent sur les failles de nos systèmes. Le cadre juridique reste important même s’il ne faut pas négliger les guerres de l’ombre, policières, militaires, celle des services, celle aussi, très importante aujourd’hui, de l’espace cybernétique.

Justement : Internet permet aujourd’hui aux musulmans d’Europe de vivre à l’heure de leurs pays d’origine où progresse l’islamisme. En somme, comment combattre ici un phénomène qui se déploie dans une grande partie du monde islamique ?

Vous ne voyez pas ce qui s’y passe ! Il faut compter sur les Etats de genèse islamique qui luttent contre le même phénomène, car les islamistes qui visent nos démocraties jugent aussi illégitimes les Etats des sociétés à majorité islamique. En ce moment, ces Etats cherchent à coordonner leur lutte idéologique contre le phénomène islamiste et sa diffusion. De l’Arabie saoudite du roi Abdallah à l’université Al-Azhar du Caire, le sunnisme élabore la doctrine de la wasatiyya, l’« islam du juste milieu », pour contrer son interprétation radicale. J’ai rencontré, au printemps, le nouveau grand cheikh d’Al-Azhar, Ahmed Al-Tayeb : francophone et francophile, il est aussi en lien avec le soufisme, avec l’islam intérieur et spirituel, et il a traduit en arabe un des livres que Michel Chodkiewicz a consacré à Ibn’Arabî. Lors de cet entretien, il m’a confirmé qu’il avait une stratégie pour lutter contre la vision qui réduit l’islam à la guerre de tous contre tous. Il veut réintroduire la complexité dans l’édifice théologique pour y amener la discussion, la controverse, la disputation, qui aménage une place au débat d’idées et à la pluralité des points de vue.

Excellente nouvelle, mais les porteurs de cet « islam du juste milieu » dont on ne voit guère de manifestations sont-ils des intellectuels isolés ou sont-ils en prise avec les sociétés ?

Cette version « modérée » de l’islam correspond à la phase actuelle qui est, trans-historiquement, contemporaine du phénomène que décrit Hobbes pour l’Europe du XVIIe siècle qui vient de sortir de la terrible épreuve de la guerre des religions. Le prince neutralise le pontife, et c’est sa religion qui devient celle du sujet. Maintenant, c’est à nous, les intellectuels, d’élaborer le prolongement théorique de Hobbes. Nous devons détacher conceptuellement la religion de la politique et du juridique, vider le théologico-politique de son énergie, comme le fit Hobbes pour le christianisme. Or le théologico-politique continue d’être au centre, même chez ceux qui prônent ladite wasatiyya.Avons-nous les moyens de passer du « jugement de Dieu »au jugement des hommes ? Telle est la question. Elle est destinale pour l’islam et elle est l’horizon du penseur critique. C’est la tâche de l’heure. Et elle se mène en ce moment en arabe, en persan, en turc, mais aussi en anglais, allemand, français.

Vous parlez d’islamistes assumés et organisés, politiquement ou militairement, et d’enjeux géopolitiques, mais qu’en est-il de la « rue musulmane », de « l’islam de France et de Papa » ? Dans La Maladie de l’islam, vous diagnostiquiez une islamisation diffuse. La distinction entre islam et islamisme à laquelle nous tenons tant, et à raison, est-elle en train de s’effacer dans les faits ? Autrement dit, assistons-nous à une « islamisation de l’islam » ?

La véritable maladie est bien cet islamisme diffus qui contamine le sens commun islamique et fait des ravages. Son succès doit beaucoup aux télévisions satellitaires, et pas seulement à celles qui se présentent franchement comme propagatrices d’un message religieux. L’islamisme diffus est très présent, par exemple, sur Al-Jazira : il fournit la substance de l’identité polémique qui se veut alternative par rapport à l’identité hégémonique de l’Occident. Son message s’introduit dans les consciences au nom de la différence qui est au centre du multiculturalisme. Le concept de différence est ainsi perverti car il n’est pas intégré dans une dialectique qui permette de penser ensemble le même et le différent − il y a du même dans le différent et du différent dans le même, ce qui nous invite à guetter le ressemblant dans le dissemblable. C’est par cette dialectique que j’appréhende l’islam, en particulier par rapport au christianisme et au judaïsme. Et c’est ainsi qu’on peut limiter les dégâts causés par l’islamisme diffus. On parle beaucoup de la « globalisation ». Qu’est-ce que la globalisation ? Ce n’est pas quelque chose d’abstrait : pour moi, c’est tout simplement la civilisation. Et cette civilisation a été mondialisée par le vecteur de la latinisation. L’entrée de l’islam dans la mondialisation, c’est-à-dire dans la civilisation, exige de tester ce qui, dans les lettres arabes, rejoint les lettres latines, ce qui est identique dans leur différence et ce qui est ressemblant dans leur dissemblance manifeste.

On invoque souvent, pour expliquer cette islamisation diffuse, les discriminations et les difficultés sociales. L’islam est-il une identité de substitution pour ceux qui ne trouvent pas leur place dans la République ?

L’islam est une question qui se pose à la République depuis la conquête de l’Algérie en 1830 : il suffit de revenir aux rapports que Tocqueville consacra à ce territoire. Il dénonçait le fait que l’administration française s’appuyait sur des autorités religieuses locales ignorantes mais dociles, cela par facilité, alors que la tâche était de restaurer la grande tradition théologique et de promouvoir la pédagogie qui adapterait à l’esprit du droit positif la complexité traditionnelle. Tocqueville estimait que ce qui se pratiquait alors finirait nécessairement par produire un fanatisme qui se retournerait contre la République. Nous y sommes.

Derrière l’accusation d’islamophobie, il y a l’idée qu’on dénigre une croyance. Mais est-ce avec une religion ou avec une culture que nous avons des difficultés ?

Le grand problème, c’est que l’émigration d’origine islamique s’est faite à partir de campagnes, donc à partir de structures anthropologiques plus en rapport avec l’espace coutumier patriarcal, moins touchées par le processus de modernisation. Le message islamiste s’articule à cette dominance patriarcale, c’est la raison pour laquelle la différence religieuse s’exprime dans le choc culturel : au moment où nos sociétés reconnaissent et vivent l’égalité des sexes et des genres, au moment où elle acceptent l’homosexualité comme une identité parmi d’autres, au moment où se développent le PACS, le mariage homosexuel, la légitimité de l’adoption dans ces structures, alors la structure patriarcale réagit et le fait sous la bannière de l’islam.

Au-delà des relations entre hommes et femmes, on assiste à un retournement qui voit le groupe peser de façon de plus en plus contraignante sur les individus. Dans ces conditions, vous réjouissez-vous, comme beaucoup de médias en France, de la progression de la pratique du ramadan chez nos concitoyens musulmans ?

Le phénomène cultuel ne me gêne pas si ceux qui s’y adonnent respectent les règles de la loi positive, qui constituent la table commune autour de quoi s’élabore le pacte de la citoyenneté. Mais dès que le culte se fait prescriptif, agressif, militant, dès qu’il porte atteinte à la liberté du sujet, là je m’insurge. Tant que les jeûneurs acceptent que je déjeune, rien ne me trouble, même si, personnellement, je vis ce retour à la pratique religieuse (dans toutes les croyances) comme une régression.

Mais c’est précisément l’intolérance à ce qui n’est pas lui ou avec ce qui le met en cause qui se manifeste souvent dans l’islam concret. De Salman Rushdie à l’affaire des « caricatures de Mahomet », toute critique est vécue comme une agression et suscite en réplique des menaces, tentatives d’intimidation voire une violence qui n’est pas que verbale. Devrions-nous, dans un souci d’apaisement, cesser d’en parler ?

Ce n’est pas à nous de nous plier à l’islam, à ses tabous et à ses interdits, c’est à l’islam de s’adapter à la liberté qui peut blesser, qui peut choquer. L’islam sera obligé de s’y faire. Les affaires de Rushdie, de la conférence papale à Ratisbonne, des caricatures danoises constituent une forme d’initiation de l’islam à la liberté : ce sont des expériences qui, objectivement, participent à sa sécularisation. Nous devons surtout résister au lobbying que mène à l’ONU l’Organisation de la Conférence islamique pour imposer une loi sur le respect des croyances, autrement dit pour interdire le blasphème. Voter des textes de ce genre reviendrait à faire triompher les tabous et à renforcer les domaines de l’impensé et de l’impensable.

Vous êtes en France l’un des rares intellectuels musulmans à pouvoir vous prévaloir d’une légitimité intellectuelle et théologique tout en menant une critique très dure. Etes-vous menacé ?

Pour l’instant, je ne subis pas de menaces. Mais toutes les conditions sont réunies pour que ces menaces apparaissent. Il faut dire que beaucoup de musulmans, ici en France comme dans les pays arabes et jusqu’en Arabie, se manifestent pour me remercier d’oser dire crûment ce qu’ils pensent et n’osent pas dire. Peut-être ma parole critique est-elle intimidante car elle est émise à partir du savoir et de l’amour du sujet. Par ma critique, je cherche à donner à l’islam les moyens de sa modernité, c’est-à-dire du dépassement de ses archaïsmes. Je mets ma maîtrise occidentale au service de la matière islamique et je montre que cette matière est assez ductile pour s’adapter au siècle, c’est-à-dire à la civilisation. C’est notamment ce que j’ai essayé de faire dans mon dernier essai, Pari de civilisation.

Alors que la burqa concerne, dans les faits, une ultra-minorité, la loi qui l’interdit a été considérée par beaucoup de musulmans comme stigmatisante. Vous, vous avez approuvé ce texte…

J’ai donné ma position dans la déposition auprès de la commission parlementaire et dans une libre opinion parue dans Le Mondedu 28-29 décembre 2009. Que je sois contre la burqa peut ne pas compter. Mais ce qui compte, c’est la position d’Al-Azhar et de son cheikh cité plus haut. Eh bien, l’institution sunnite la plus influente y est, elle aussi, opposée : elle rappelle que la burqa appartient plus à la coutume patriarcale qu’aux normes islamiques et invite les musulmans de France à s’adapter aux normes culturelles de leur pays d’accueil. De plus, cet été, l’Etat syrien a tenu à rappeler explicitement sa genèse laïque et, pour ce faire, il a mené campagne contre la burqa et renvoyé autoritairement dans leurs foyers plus de deux mille enseignantes qui portaient le voile intégral. Ceux qui affirment que la loi stigmatise sont ceux qui jouent sur nos faiblesses et développent une stratégie de grignotage en se glissant dans les failles de la démocratie. Ne cédons pas à ce processus de culpabilisation.

La République a connu un affrontement très dur avec l’Eglise. Faut-il, pour faire naître ce fameux « islam de France », en passer par un nouvel affrontement républicain ?

Oui. C’est dans l’épreuve de la liberté (comme avec Rushdie, Benoît XVI ou les caricatures de Copenhague) que l’islam se sécularisera. C’est en se heurtant à la République qu’il deviendra républicain. »

Jean Vinatier
SERIATIM 2010

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2 commentaires:

Gérard Brazon a dit…

Je découvre votre site et j'avoue avoir apprécié grandement cet article qui donne l'espérance à un islam des lumières. J'ai mis en extrait des passage sur mon blog et un lien sur le votre. Bien à vous et bonne continuation. Je reviendrai.
Gérard Brazon
http://puteaux-libre.over-blog.com

SC a dit…

Bonjour,

Je découvre également avec intérêt et plaisir votre blog.
Abdelwahab Meddeb devrait se voir accorder plus de tribunes, ce qui permettrait de distinguer clairement les fondamentalistes (maîtres en rhétoriques) et les véritables réformateurs comme lui.

Pour prolonger la réflexion sur le lobbying de l'OCI, le dernier (et très récent) livre de Bat Ye'or mérite également d'avoir une visibilité.

On en trouve une présentation ici :
http://www.lesprovinciales.fr/L-Europe-et-le-spectre-du-caliphat.html

Cordialement,

Stéphanie