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mardi 16 novembre 2010

Myanmar : une approche par le bouddhisme birman N°787 4e année

Au lendemain des élections législatives « arrangées » par la junte et de la toute récente liberté de mouvement retrouvée de Aung San Suu Kyi, je vous propose, à travers un extrait de la recension écrite ,en 2001, par Bénédicte Brac de la Perrière à propos de l’ouvrage de Gustaaf Houtman, professeur à l’université de Londres intitulé : Mental culture in Burmese Crisis Politics : Aung San Suu Kyi and the National League for Democracy, d’appréhender la situation intérieure birmane d’une façon différente mais incontournable. Demain, je consacrerai, à ce pays singulier, une chronique plus historique.
Gustaaf Houtman propose le « décryptage des argumentations et positions politiques des deux partis » :

« ….l’auteur est doté d’un atout majeur, sa profonde connaissance du bouddhisme birman. Les discours politiques sont en effet tous nourris du même idiome bouddhique mais selon les interprétations et des ancrages forts différents qui expliquent les prises de position contradictoires et irréductibles de leurs tenants. Que les concepts bouddhiques puissent susciter des usages aussi contrastés dans le domaine du politique tient à leur ambiguïté intrinsèque, plus précisément à la possibilité de les appliquer au domaine mondain ou extra-mondain ; selon les points de vue pris, celui de la communauté nationale ou de l’individu libre, les interprétations en sont conflictuelles.
C’est ce que montre G.Houtman en traçant la généalogie des idées qui ont déterminé les mouvements politiques en Birmanie au XXe siècle, des premiers mouvements nationalistes des années vingt jusqu’à l’opposition démocratique à la junte actuellement au pouvoir, en passant par l’Indépendance, le 4 janvier 1948. Une des figures clés de cette histoire des idées est certainement le général Aung San considéré comme le père de l’Indépendance birmane : à la veille de cette dernière, il périt dans un attentat qui visait l’ensemble des dirigeants politiques du futur Etat birman. L’image de Aung San est elle-même ambiguë puisqu’en tant que celle du père de l’Indépendance et du fondateur de l’armée birmane, elle a fondé la légitimité de la junte qui prit le pouvoir en 1962 ; mais les militaires au pouvoir actuellement l’ont au contraire occultée lorsque Aung San Suu Kyi, sa fille, à la tête de l’opposition démocratique, s’est mise à revendiquer le discours de son père comme un discours démocratique.
G.Houtman analyse un à un les principaux concepts autour desquels s’est articulée la pensée politique birmane, notamment ceux d’indépendance et d’unité. Il montre que le terme désignant l’indépendance nationale, lut-lak-yei, est lié à l’idée bouddhique de libération spirituelle (la sortie du cycle des renaissances, samsara, et l’atteinte du nihhana), et signifie aussi les libertés individuelles : les deux partis s’opposent dans leur utilisation du concept, le gouvernement le limitant de plus en plus à l’idée d’indépendance nationale tandis que Aung San Suu Kyi penche de plus en plus vers le sens de quête spirituelle de libération individuelle.
L’importance du concept d’unité nationale, nyi nyut yei, est liée à l’acuité de la question de l’ethnicité dans l’histoire de la Birmanie indépendante : il a lui aussi été emprunté à la phraséologie bouddhique dans le contexte de laquelle il connote l’harmonie idéale de la communauté monastique faite de l’acceptation par les individus des décisions majoritaires. Le concept est utilisé par les socialistes puis les démocrates pour indiquer que l’harmonie fondatrice de l’unité nationale est une production de l’esprit : elle dépend de la « culture mentale » - terme par lequel l’auteur traduit bhavana, c’est-à-dire approximativement, la pratique de la méditation. La junte au pouvoir préfère quant à elle voir l’unité nationale comme découlant de la culture et de la race au nom d’une origine commune et de la coexistence dans une entité nationale « naturellement intégrée ». Plaçant la culture au centre de son programme de myamafication, selon le néologisme édifiant de G.Houtman, elle confie la tâche à l’armée qu’elle affirme non politique, donc unifiant au-delà des différences.
Poursuivant son analyse touffue des positions politiques qui déterminent l’histoire récente de la Birmanie, G.Houtman distingue deux modèles de l’action politique opposant l’utilisation de la force (ana) à celle de l’influence (oza) ; le premier se réfère à l’activité du gouvernement, visant à spatialiser, à territorialiser et à centraliser, tandis que le second renvoie au mouvement démocratique cherchant à transcender les lieux et les endroits et à emporter l’adhésion. Le premier s’appuie sur le cetana, un rapport aux autres fondé sur la distribution du mérite associé aux donations religieuses, à l’intérieur d’un domaine délimité, distribution qui instaure une hiérarchie : il utilise le bouddhisme comme un système transactionnel acculturant au sommet duquel se tient le régime comme le maître de toute transaction, c’est-à-dire du cetana. Le second modèle repose sur le metta, une attitude de bienveillance généralisée ignorant les frontières, qui se réfère au bouddhisme comme à un système de valeur vraiment universel. Le premier ferait du pays une prison pour la communauté entière, de la même manière que dans le bouddhisme, le monde (Ioka) est conçu comme une prison ; le second viserait à la libération de ce monde et du modèle politique fondé sur la force (ana) par la voie bouddhique et, notamment, par la « culture mentale ».
L’auteur montre aussi, que Aung San Suu Kyi, la culture birmane étant indéniablement celle du parti unique, elle ne laisse aucune place à un parti d’opposition et que la seule voie de l’opposition est le bouddhisme. En tant qu’idiome commun, il représente d’abord une possibilité de dialogue. Mais surtout, il incite au déracinement du self par la pratique de la « culture mentale », cette dernière étant ainsi associée à la libération de l’oppression politique et aidant notamment à surmonter l’expérience de la prison. La « culture mentale » a pour aboutissement une « révolution de l’esprit » et elle exprime des valeurs universelles et transcendantales qui en font une unité locale comparable aux valeurs démocratiques. Elle est opposée à la culture birmane promue par les militaires au pouvoir et que l’auteur qualifie de « culture des pagodes ».
Sous l’expression de « culture mentale » qui, selon le dictionnaire, traduit bhavana, l’auteur entend un ensemble de pratiques bouddhiques regroupant des formes différentes de méditation, notamment le samatha et le vipassana, mais aussi l’accomplissement de certaines vertus bouddhiques qui peuvent y être liées, telles que le metta et le karuna. Il montre notamment comment la méthode du vipassana, apparue à la fin de la royauté birmane [XIXe siècle], dont l’origine historique est dans la mise en cause d’une tradition héritée, est intrinsèquement révolutionnaire et il retrace la filiation de son utilisation comme outil d’opposition politique et de réforme gouvernementale en Birmanie. Mais cette méthode y est aussi institutionnalisée, sous la forme de centres soutenus par le gouvernement, comme constitutive du sentiment de l’indépendance nationale. Si le vipassana permet de transcender le monde clos que représente une société (Ioka), le samatha qui est la méditation par concentration est au contraire un outil de contrôle du Ioka et a lui aussi été utilisé dans les luttes politiques.
La distinction entre vipassana et samatha reproduit donc, sur un autre plan, celle établie précédemment par G. Houtman entre un modèle de l’action politique qui fait éclater les limites et un autre qui en crée, mais issue de sa thèse de doctorat [ Traditions of Buddhist Practice in Burma ], elle est en fait première et c’est autour d’elle que s’organise l’analyse qu’il fait des discours, des positions et de l’histoire politiques en Birmanie. Elle oppose en fait deux attitudes faces au monde, celle de l’extra mondanité à celle de la mondanité. On ne saurait trop insister sur la valeur heuristique de cette distinction qui permet réellement à son auteur de faire sens là où l’on ne saisit de l’extérieur qu’un dialogue de sourds. »¹



Jean Vinatier
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Source :

1- Gustaaf Houtman : Mental culture in Burmese Crisis Politics : Aung San Suu Kyi and the National League for Democracy, Tōkyō, Tōkyō University of Foreign Studies, Institute for the Study of Languages and Cultures of Asia and Africa (Monograph series, 33), 1999 In Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême Orient, année 2001, Volume 88, n°88, pp.399-401

Note :
Bénédicte Brac de la Perrière est chargée de recherche au CNRS/Laboratoire Asie du Sud-Est, Monde austronésien et a enseigné à l’EHESS en 2007/2008.

Internautes : Afrique du Sud, Albanie, Algérie, Arabie Saoudite, Argentine, Arménie, Australie, Bahamas, Biélorussie, Bénin, Bolivie, Bosnie Herzégovine, Brésil, Burkina Faso, Cambodge, Cameroun, Canada, Chili, Chine (+Hongkong & Macao), Chypre, Colombie, Congo-Kinshasa, Corée du Sud, Costa-Rica, Côte d’Ivoire, Djibouti, EAU, Egypte, Etats-Unis (30 Etats & Puerto Rico), Gabon, Gambie,Géorgie, Guatemala, Guinée, Guinée, Haïti, Honduras, Inde, Indonésie, Irak, Iran, Islande, Israël, Jamaïque, Jordanie, Kenya, Liban, Libye, Liechtenstein, Macédoine, Madagascar, Malaisie, Malawi, Mali, Maurice, Maroc, Mauritanie, Mexique, Moldavie, Monaco, Népal, Niger, Nigeria, Norvège, Nouvelle Zélande, Oman, Ouzbékistan, Palestine, Pakistan, Pérou, Qatar, République Centrafricaine, République Dominicaine, Russie, Rwanda, San Salvador, Saint-Marin, Sénégal, Serbie, Singapour, Slovénie, Somalie, Suisse, Taiwan, Thaïlande, Togo, Tunisie, Turquie, Union européenne (27 dont France + DOM-TOM, Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Saint-Pierre–Et-Miquelon), Ukraine, Uruguay, Venezuela, Vietnam, Yémen

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