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vendredi 11 janvier 2008

Marie-Madeleine Davy et l’homme moderne N°115 - 1ere année

Avec ou sans politique de civilisation, l’homme est face aux épreuves naturelles de la vie. La médiéviste et philosophe, Marie-Madeleine Davy (1903-1998) livre une réflexion générale autour de l'homme et la pesanteur de l’histoire. L’extrait ci-dessous, que je livre à votre réflexion, provient de son ouvrage Le désert intérieur publié en 1982 et depuis constamment réédité:
« Tout concourt, dans la société moderne, à réduire l’homme à un produit de consommation. Il consomme et est lui-même consommé. Il est à la fois le mangeur et le mangé, le possesseur et le possédé. On le rend avide d’un gain qu’ensuite on lui retire. On lui promet une existence repue et on lui grignote ses moindres exigences. On lui souhaite une vie agréable et le voici constamment menacé. On agite devant lui la muleta à la façon du toréador. Avec l’énervement d’un taureau face au combat, déjà victime avant d’être terrassé par les banderilles qu’on lui plante dans l’échine, l’homme est blessé, anéanti.
Rien de bien nouveau. A toutes époques, l’homme a couru des périls sans nombre. A la fin de chaque civilisation, il a été acculé au malheur. Cependant tout se présentait en fonction de sa force, de ses énergies latentes, de sa profondeur. Actuellement le voici spolié, privé de son naturel emploi. Auparavant, il était « nécessaire », le voici devenu –toutes proportions gardées – un produit de luxe et taxé comme tel.
Entre le temps du cheval, du mulet, de la diligence et de l’auto, du Concorde, puis de la saignée et des greffes, des phares et des satellites, de l’épée et des armes nucléaires, le monde et l’homme ont évolué. On ne peut que s’en féliciter et admirer la puissance humaine et son merveilleux pouvoir de création. En dépit de cet apport religieux qu’on ne saurait mésestimer, l’homme moderne n’est plus nourri dans sa dimension divine. Les religions qui, hier encore, pouvaient le satisfaire, s’avèrent impuissantes à le combler. Devant elles, l’homme se sent flué, dupé. Ce qui était admis avec évidence est aujourd’hui contesté, même par ceux qui font profession de diriger les consciences et de savoir ce qui convient à l’homme et à sa dignité.[…] La foi du charbonnier est morte…..L’homme ne supporte plus les tutelles religieuses qui tendent d’ailleurs à être remplacées par leurs homonymes relevant d’une société concentrationnaire combien plus mutilante.
Faute d’être alimentés à leur mesure, l’intelligence de l’homme, son amour de la beauté, son besoin d’adhérer à quelque chose qui le dépasse, sa recherche d’infini, tout semble péricliter, entraînant ainsi sa dimension humano-divine dans une chute dont les conséquences peuvent sembler irrécupérables.
On pourrait penser que cette nouvelle ère où le loisir tend à devenir roi, va permettre à l’homme d’exercer son intelligence. Il n’en est rien. On peut s’en convaincre aisément par l’art, qu’il s’agisse de la peinture ou de la musique. Cette dernière devient plutôt une thérapie. […]
L’animal humain est évincé à la façon du cheval par l’auto, du bœuf par le tracteur. Détrôné par l’emploi de la machine, il est réduit non seulement au chômage mais devient inutile au sein d’une civilisation qui n’est plus faite pour lui. Comment pourrait-on exiger qu’il aime travailler alors qu’on le réduit au rôle de subalterne. Sa fonction consiste à appuyer sur des boutons, à tirer des leviers, à parler à l’ordinateur. Le radar, la précision du missile lui prouvent constamment sa faiblesse congénitale. Demain il n’aura même plus à remplir un rôle de surveillant que la machine deviendra capable d’exercer avec une plus grande précision.
La condition humaine est en danger de mort. Hier les philosophes pouvaient disserter sur la mort de Dieu sans pour autant l’atteindre et aussi discourir sur la mort de l’homme. Mais Dieu et l’homme ne sauraient périr, même si des générations sont sacrifiées, vouées aux enfers construits par des êtres humaines[…] Cependant, la dimension humaine est en péril. Et ce au même titre que les chefs-d’œuvre qu’on tente de sauvegarder de la morsure du temps. Est-ce que l’artiste serait moins précieux que ses propres créations ?
Pour neutraliser les maladies de l’homme moderne, les médecins présentent des remèdes. Face aux dérèglements de sa psyché, il existe la psychanalyse. A l’égard de la sclérose affectant la dimension divine dans l’homme, les sages d’Orient et d’Occident proposent l’animation de son intériorité. Ils ont raison. L’homme n’échappera à l’agonie qui le guette que par l’intériorité, mais par une intériorité vécue à un niveau universel. Finis sont les ghettos, les chapelles privilégiées et privilégiantes, les juridictions particulières qui cultivent la haine née des comparaisons, les communautés « possédantes » de vérité.
Il en saurait s’agir d’opter pour un syncrétisme aboutissant à des mélanges insipides et déformateurs. L’œcuménisme d’aujourd’hui concerne toutes les traditions, toutes les métaphysiques, toutes les religions. Celles-ci conserveront leurs propres héritages et les langues originelles qui servent à les exprimer. C’est en vivant en profondeur la singularité des adhésions particulières, que pourra s’opérer une rencontre, puis une communion ; un partage d’amour et de connaissance. »


Source :

Marie-Madeleine Davy, Le désert intérieur, Paris, Albin Michel, 1985, pp.31-33

PS :
Elle est également l’auteure parmi une bonne centaine d’ouvrages et articles d’une biographie sur la vie de Simon Weil (1909-1943) et d’Introduction au message de Simone Weil. Paris, Plon 1954.

©Jean Vinatier 2008

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