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vendredi 14 novembre 2014

« L’erreur de calcul par Régis Debray » N°2038 8e année


« Les déclarations d’amour marquent rarement un tournant historique, mais nos annales retiendront le « j’aime l’entreprise » lancé par notre premier ministre au Mouvement des entreprises de France (Medef) un jour d’août 2014. Les cris du cœur ont leur ambiguïté. Comment interpréter celui-ci ?

Une effusion

L’apprenti Chateaubriand se tournera vers le passé. Goûter, c’est comparer. En 1945, le patronat, mis au piquet après ses compromissions avec l’occupant, vint demander l’aman au chef du gouvernement, le général de Gaulle. Lequel, peu rancunier, le lui donna. Deux républiques plus tard, le chef de gouvernement, pour excuser ses mauvaises fréquentations passées, est venu demander l’aval du patronat, qui ne le lui chipota pas. Un prêté pour un rendu. L’homme d’affaires ne se dérange plus. Il reçoit l’homme d’Etat. Les importants ont permuté.

L’émule de Bourdieu, moins sentimental, trouvera confirmation du fait que la bourgeoisie industrielle et commerciale a fauché la place de la bourgeoisie administrative et intellectuelle (qui avait elle-même, jadis, déplacé l’aristocratie foncière) au premier rang de la classe dominante. L’échelle des revenus corrigeant désormais celle des mérites, il connaît l’envie qu’inspirent aux hauts fonctionnaires les gestionnaires du privé. Normal donc que l’inspecteur des finances pantoufle à 30 et non à 60 ans. Changement de portage.

L’élève de René Rémond, à Sciences Po, pointera le retour en force du saint-simonien de 1820 chez nos esprits avancés et saluera un juste et tardif hommage du frelon aux abeilles industrieuses. Un gouvernant aux effets d’annonce sans effet, convaincu de sa condition parasitaire dans le tout-marché, passe le flambeau aux vrais producteurs de richesse. On connaît le nouvel annuaire administratif qui circule sous le manteau. A l’Elysée, le PDG de la Maison France ; à Matignon, le top management ; au Sénat, le conseil de surveillance ; et au Palais-Bourbon, un comité d’entreprise élargi.

N’appartenant à aucune des trois catégories précédentes, qu’il me soit permis de célébrer l’événement comme il le mérite : pour un changement de culture et, au fond, de civilisation. Notre premier ministre, patriote mais conséquent, aime l’entreprise parce qu’il aime la France et que la France n’abrite pas seulement, et pour son plus grand bien, des sièges sociaux de multinationales mais est devenue elle-même une grande et belle entreprise.

Aimer, c’est graviter. Changer de soleil, ce n’est pas anodin. La relation du chef politique aux chefs d’entreprises (privées, en l’occurrence, les publiques étant en peau de chagrin) n’est plus d’utilisation mais de fascination. S’il se fût contenté d’un « je vous apprécie », « je vous considère », « je vous propose une transaction d’intérêt mutuel (il faut bien produire avant de redistribuer) », ce n’eût pas été le saut de l’ange. Ce que j’ai vu à la télé, ce jour-là, c’est un enfant du siècle transi par l’illusion du siècle nouveau, l’erreur de calcul qui nous bouche la vue et s’en prend à nos vies.

L’invasion

Pris dans l’étau Eco, notre vocabulaire rétrécit. Chacun s’exprime à l’économie : il gère ses enfants, investit un lieu, s’approprie une idée, affronte un challenge, souffre d’un déficit d’image mais jouit d’un capital de relations, qu’il booste pour rester bankable et garder la cote avec les personnalités en hausse.

Quand notre ministre de la culture et de la communication (titre à intervertir : la com, c’est du lourd) reçoit un président de chaîne publique, il le somme de remonter dare-dare l’Audimat. « Les chiffres sont là, monsieur, il n’y a rien à dire d’autre. » Et surtout pas parler mission, qualité, intérêt. Un chercheur en sciences sociales se voit accorder son satisfecit d’après le nombre d’articles qu’il a publiés dans les revues anglo-saxonnes ; un ministre de l’intérieur, au nombre d’éloignements d’étrangers par an ; un préfet, au nombre d’expulsions qu’il fait dans le mois ; un agent de circulation, au nombre de contredanses qu’il a collées chaque jour ; un film, au nombre d’entrées le mercredi ; et une émission, au nombre de téléspectateurs. Nos bambins ont une valeur faciale indexée sur Facebook. Sans doute faut-il savoir compter la peine des hommes et évaluer le prix des choses.

Conclusion : s’il y a une crise économique, l’économie est si peu en crise que son ombre portée gouverne aussi bien notre intimité que l’ensemble de notre vie publique et déjà intellectuelle.

Nos champions d’une science économique plus qu’aléatoire ne connaissent de pronostic que rétrospectif et ne rient qu’en se regardant, comme les augures romains, sans faire rire personne d’autre. Leurs avis sont écoutés avec gravité sur le parvis des temples. Curieusement, leur fulgurante montée, en influence et crédibilité, est intervenue quand l’économie, qui n’occupait pas jusqu’alors toutes les conversations, s’est mise à battre de l’aile avec la crise pétrolière, à la fin des « trente glorieuses ». On me répondra que c’est quand la voiture tombe en panne que les garagistes sont le plus écoutés. C’est logique. Sauf que les mécaniciens savent en général faire repartir l’automobile.

L’assimilation

La subversion utilitariste a conduit le Quai d’Orsay vers une diplomatie axée sur la rentrée de devises et qui s’est annexé le tourisme, un morceau de roi. La balance des comptes peut expliquer les liens d’amitié renforcés de « la patrie des droits de l’homme » avec l’Arabie saoudite, où l’on décapite chaque semaine en public, au sabre, non au couteau, les coupables d’adultère ou de blasphème. Notre président fait représentant de commerce. Démarchage réussi s’il a « dopé la cote des entreprises hexagonales ». Plus grave apparaît la mise à l’alignement de nos forces armées. Elles n’ont pas seulement subi, au détriment de leurs capacités opérationnelles, de drastiques réductions budgétaires et de personnel (les armées ont depuis 1989 perdu les deux tiers de leurs effectifs). Plus qu’une diminution, c’est une dissolution par rabattement de l’institution sur le modèle entreprise, affectant au premier chef l’armée de terre. Fin du monopole de la violence légitime, banalisation de la fonction, démotivation générale et apparition, en attendant les contractors, d’un « outil de défense » en kaki de travail. Avec l’alibi du passage à l’armée de métier — catastrophe républicaine —, on fait du soldat un salarié, de l’officier un cadre sup, et de la mort au combat une faute de service donnant droit à dédommagement. On « externalise ». Les sociétés militaires privées (déjà testées pour la piraterie), sur le modèle anglo-saxon, occuperont demain le marché « sécurité ». C’est le paradoxe de ces pas en avant que de nous ramener en arrière. Notre XXIe siècle débouche sur le XVIe. Retour des condottieres. Point d’argent, point de suisses, une ombre d’armée pour une ombre d’Etat.

Remémoration

Le monde a changé d’odeur, mais chacun peut faire comme si de rien n’était. Nous usons des mêmes substantifs. La marque s’appelle toujours France et sous le pont Mirabeau coule la Seine. Tout baigne, pas de mouron. Oui, mais qu’est-ce qu’on aime en 2015 quand on « aime la France » ? Qu’est-ce qu’on sert quand on sert l’Etat : la SNCF ou l’Europe ? Une France faite à coups d’épée n’appelle pas les mêmes tendresses qu’une France refaite à coups d’OPA, et ce n’est pas exactement le même bipède qui se réveille au son des cloches, puis du tambour, puis de BFMTV.

Quand la nation est remplacée par l’entreprise, il n’est plus question de mourir pour Total — et c’est un grand avantage pour notre bien-être à tous qu’à l’envoi de troupes puissent succéder des sanctions économiques (plus besoin d’aller jusqu’à Moscou affronter le général Hiver). Dans un monde interdépendant, qui sanctionne est bientôt sanctionné lui-même, mais peu importe, le mot a un goût de punition, qui sied à notre comique certitude de supériorité morale. L’histoire de France, pour son bonheur, n’a connu à sa tête que des sacralités par ricochet, soit des intermédiaires entre l’Eternel et l’Actuel, hommes ponts ou go-between. Entre le Ciel et la Terre pour les fils de Saint Louis. Entre le chêne de Vincennes et la base de Kourou, entre le baptême de Clovis et la bombe atomique pour de Gaulle. Entre Bruxelles et Bercy, le pacte de stabilité et les chiffres de l’Insee pour M. Hollande. Quand le monarque prend le Ciel à témoin, il a Bossuet pour visiteur du soir ; quand sa hantise est l’histoire, il a Malraux ; quand ce sont les statistiques, il a Jacques Attali.

Fascination

On comprend dès lors le mimétisme américain et que la nouvelle Europe soit un dominion, fondu dans l’Otanie, avec son commandant en chef à la Maison Blanche. Il décide, et on fait (ou alors on ne fait rien). Ce n’est que l’expression stratégique d’un glissement de terrain dans les mentalités. Les Français eux-mêmes, jadis plus originaux, ne reçoivent plus sur ce terrain d’affluent intellectuel national. Nos centres d’analyse et d’études stratégiques sont des think tanks anglo-saxons franchisés, dont les responsables, formés aux Etats-Unis, ont pour haute ambition d’être reçus au Pentagone ou au State Department (un mot de félicitation manuscrit est mis sous verre et accroché au mur). Pourquoi une position française, si c’est l’Occident qui est à défendre ? Les Etats-Unis ont perdu toutes les guerres qu’ils ont engagées depuis 1945 (un bémol pour la Corée), mais un allié loyal ne se pose pas trop de questions. Peu importent Vietnam, Somalie, Afghanistan, Irak, Libye, etc. Le décisif, c’est que notre métropole a gagné la bataille des esprits, des monnaies, des langues, des drones, des normes et des rêves — avec notre appui militant, en périphérie.

L’élite romaine parlait grec, et c’est la Rome impériale qui a hellénisé l’Occident. L’élite américaine est monolingue, et le globish est notre espéranto.

La mise sur orbite de nos nouvelles générations qui cherchent à rallier dès la sortie du lycée la patrie de Steve Jobs est la conséquence d’une osmose entre deux écosystèmes. Le nôtre, hélas, ne peut sortir gagnant de cette transfusion de valeurs, pour deux raisons simples. La première, génétique : l’économie préside en Amérique parce qu’elle a précédé l’Etat, quand c’est l’inverse en France, où l’Etat a civilisé la société civile et unifié la nation. La seconde, spirituelle : l’Amérique dispose d’une religion civile, et nous n’en avons plus. La foi biblico-patriotique domine, régule et soutient un gratte-ciel dont Wall Street n’est pas le faîte mais l’entresol. Si la démocratie américaine n’est pas une pure et simple ploutocratie, elle le doit à cette colonne vertébrale et métaphysique. On ne voit pas l’œil de Dieu sur notre euro.

Implosion

Qu’on soit coach ou président, pape à Rome ou éditeur à Paris, l’art politique consiste à transformer un tas en tout — des populations en un seul peuple, ou une bande de zigotos en membres d’une même équipe. La superstition économique a l’effet contraire : elle désagrège un tout en tas. Le premier compose, la seconde décompose. Pour créer un ensemble et l’élan qui va avec, un fédérateur se sert (si l’on peut dire) de symboles pour galvaniser et rassembler. Qu’est-ce qu’un symbole ? Un point de mire et de convergence : un pôle aimanté. Progrès, Justice, Révolution, Nation, Egalité : un invisible, impossible à photographier parce que situé au-delà de la ligne d’horizon et au-dessus de notre monde immédiat et sensible, mais qui a la vertu de relier.

Le commun est en surplomb ou n’est pas. Il se trouve que les hommes ne peuvent s’unir qu’en quelque chose qui les dépasse. Sans un axe vertical, rien de solide à l’horizontale, mais du sablonneux, du liquéfié, de l’invertébré. Ségrégation et zonage. Des cases et des niches. La mise en concurrence des régions, classes d’âge, universités, mémoires, disloque tout ce que l’histoire a pu fédérer, agréger, mêler et féconder. L’Europe se meurt d’horizontalité : comme rien ne dépasse la loi du chiffre, ça tombe en morceaux (Catalogne, Irlande, Flandre, etc.). La France ne se morcelle pas en principautés mais en ghettos, réseaux, lobbies, ethnies, religions. Et tout se tient dans ce joyeux démembrement. Soixante millions de branchés, soixante millions d’esseulés, qui ne savent plus à quel saint se vouer. Comme si une connexion Internet pouvait engendrer un lien de fraternité.

Aliénation

Un demi-siècle de paix européenne n’a pas aidé à dégager des caractères dans le magma des intelligences. N’ayant jamais tenu un revolver en main, ni fait leur service national, les dernières couvées de l’ENA ignorent les questions de défense. D’où leur propension à engager des guerres qu’elles ne savent comment terminer (le jour d’après n’est pas leur souci). Peu informée de l’histoire des religions et des géographies culturelles, instruite dans l’idée que l’histoire de l’humanité commence à la chute du mur de Berlin et celle de la France au D-Day, cette génération n’est pas en phase avec une actualité qui retrouve toute sa profondeur de temps. D’où ses erreurs de pronostic, notamment au Proche-Orient.

Ne lisant plus de livres enfin, désertant les théâtres, rivée à ses petites phrases, flashs, SMS et banderilles, elle s’est laissé gagner par un illettrisme réactif, malin dans la forme, bébête sur le fond. Peu d’expérience et guère de convictions : ne lui reste, pour faire carrière, qu’à s’adapter à ce qu’elle tient pour le plus réel : Paris Match et Free. Médias et business. Le suicide de la chose publique par ses célibataires, même — qui déconsidère le métier et fait fuir les meilleurs — a finalement investi Patrick Sébastien et les Bleus du soin de satisfaire aux invariants besoins de ferveur et de solidarité.

Il arrive que le business ne fasse pas le bonheur et qu’on ait besoin, à l’horizon, de grandes choses inutiles. Il arrive que des jeunes d’ici aillent faire leur service militaire ailleurs, qui en Syrie, qui en Israël, qui en Ukraine. Cela donne des frissons aux frileux. Il y a de quoi redouter, en effet, comme un cercle vicieux entre le nihilisme du gratin et le fanatisme de la « racaille ». Un chassé-croisé de phobies et de boucs émissaires entre les aliénés de l’American dream rêvant d’aller déambuler à San Francisco ou New York et les aliénés d’un califat onirique rêvant d’aller parader à Mossoul ou Rakka. Les premiers devenant étrangers à leur culture et les seconds faisant leur une lointaine folie.

Ne désespérons pas. Un retour au concret d’ici et maintenant n’est pas impossible à plus long terme, pour peu que l’héritage intellectuel des Lumières vienne à rencontrer une volonté morale. Pas demain dimanche, mais, comme on dit, le pire n’est pas toujours sûr.

Régis Debray
Ecrivain et philosophe. Une version longue de ce texte paraîtra à la fin de ce mois aux éditions du Cerf »

Source :
http://www.monde-diplomatique.fr/2014/10/DEBRAY/50859

 

Jean Vinatier
SERIATIM 2014

 

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