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samedi 19 mars 2022

D’une guerre à l’autre : l’Ukraine face à la Russie par Volodymyr Vakhitov N°5835 16e année

 

Pour La Vie des idées, l’entretien est mené par Florent Guénard et Thomas Vendryes.

« Alors que la Russie entreprend d’envahir l’Ukraine, huit ans après la Révolution Maidan et l’annexion de la Crimée par la Russie, l’économiste Ukrainien Volodymyr Vakhitov revient sur les transformations qu’a connues l’Ukraine depuis 2014, et ses relations avec la Russie et les Russes.

La Vie des idées : Volodymyr Vakhitov, il y a huit ans, vous nous avez fourni quelques éléments sur la crise politique qui se déroulait alors en Ukraine. À la fin de ce mois de février 2022, après des mois de tension et d’escalade, la Russie a envahi l’Ukraine, déclenchant un conflit militaire inédit depuis des décennies sur le sol européen. Nous aimerions avoir vos avis et réflexions sur plusieurs aspects de ce conflit.

Tout d’abord, vous nous aviez dit il y a huit ans, que même s’il y avait des différences entre une Ukraine « de l’Ouest » et une Ukraine « de l’Est », vous n’étiez pas d’accord avec l’idée qu’il existait une division linguistique et culturelle. Aujourd’hui, et après des années d’existence des régions sécessionnistes des soi-disant républiques de Donetsk et de Louhansk, ces différences ont-elles augmenté et gagné en intensité ? Ou ont-elles déchiré les Ukrainiens ? Et comment les Ukrainiens ordinaires perçoivent-ils ces républiques de Donetsk et de Louhansk ?

Volodymyr Vakhitov : Les « républiques » de Donetsk et de Louhansk ne sont pas de « vraies » républiques dans quelque sens que ce soit, politique, historique ou même juridique. Elles sont clairement des enclaves russes, entièrement gouvernées par la Russie. Les Russes prétendent qu’il existe un « peuple du Donbass ». Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de « culture du Donbass », de « langue du Donbass », de « traditions du Donbass » spécifiques, qui seraient radicalement différentes des traditions russes ou ukrainiennes. La plus grande ironie réside dans les affirmations de Poutine selon lesquelles l’Ukraine et la Russie « sont essentiellement le même peuple », et qu’en même temps il reconnaît l’existence de deux républiques prétendument différentes, la DNR (république populaire de Donetsk) et la LNR (république populaire de Louhansk). Moi-même, qui suis ethniquement russe et citoyen ukrainien, je ne peux pas faire la différence avec les « citoyens » de là-bas. Ce sont tout simplement des Russes qui ont été amenés dans la région à l’époque soviétique, installés dans les habitations des Ukrainiens qui sont morts lors de la grande famine (Holodomor, 1932-1933), ou même avant, au XIXe siècle, lorsque toute la région a été industrialisée (principalement par des ingénieurs britanniques et américains). Ces gens ont traditionnellement eu des liens étroits avec la Russie, ils regardent surtout les informations russes, sont complètement dupes de la propagande russe et ont donc décidé à un moment donné que le moment était venu de se séparer du reste de l’Ukraine.

Cependant, quelque chose n’a pas fonctionné. Premièrement, ces « républiques » se situent uniquement dans les régions majoritairement russes. Deuxièmement, elles ne sont jamais devenues une « vitrine » du régime russe, puisque la plupart des personnes les plus qualifiées et compétentes en sont parties. Ceux qui ne sont pas partis ont leurs raisons (par exemple, des proches qui ont besoin de soins, ou bien aucun autre endroit où aller, ou encore pas les moyens de s’installer dans un nouvel endroit). La région se dégrade nettement, elle vieillit plus vite que le reste de l’Ukraine, il n’y a pas de développement de l’éducation, de la science ou de la culture, et même l’industrie décline. D’un autre côté, la propagande locale fonctionne, et il semble que les habitants de ces régions croient vraiment que l’Ukraine veut les tuer tous un jour.

Et nous en arrivons à ce terme : « ils ». Il y a plusieurs « ils » dans la L/DNR. Tout d’abord, il y a les retraités qui ont le droit de recevoir leur pension en Ukraine. Comme les banques ukrainiennes n’ont pas de succursales ou de distributeurs automatiques de billets sur place, mais que l’argent est quand même versé sur leurs comptes, ils se rendent eux-mêmes dans les villes ukrainiennes ou engagent des personnes spéciales – des « navettes » – qui collectent toutes leurs cartes bancaires, les encaissent dans les banques ukrainiennes et reviennent avec l’argent. Ces « navettes » gagnent une certaine commission sur ces transactions, tout le monde est content. Ces personnes âgées sont généralement pourries par les médias pro-russes, mais elles sont âgées, et en général, il semble que le gouvernement ukrainien tolère qu’une partie de son argent aille à des personnes qui ont gagné leur retraite en Ukraine. Viennent ensuite les « vata ». Ce terme, qui peut se traduire par « coton », vient du nom de la garniture des vêtements spéciaux des prisonniers russes, « vatnik ». Parfois, « vatnik  » est également utilisé comme synonyme de « vata » et désigne une personne qui a « du coton [russe] dans la tête à la place du cerveau », c’est-à-dire qui croit fermement en la Russie. Ces gens attendent que la Russie vienne les « libérer ». Certains d’entre eux ont la double nationalité, ils vont fréquemment en Russie, font quelques affaires (surtout du petit commerce) et sont, en général, autosuffisants. Les Ukrainiens les méprisent. Parfois, ils sont assez stupides pour venir sur le territoire ukrainien dans l’espoir de dépenser un peu d’argent, mais finissent par être arrêtés par les services de sécurité de l’État.

Viennent ensuite les citoyens qui restent tranquillement assis dans leur appartement, ou qui travaillent dans les quelques entreprises qui existent encore dans ces régions. Ils ne soutiennent pas l’Ukraine ni ne sont farouchement pro-russes, ils veulent simplement vivre en paix et nourrir leurs familles. Je suppose qu’ils constituent la majorité de la population des « républiques ». Ils pourraient probablement devenir l’ossature du régime ukrainien si l’Ukraine avait la capacité suffisante pour les libérer. Certains d’entre eux coopèrent avec les autorités ukrainiennes, mais la plupart se contentent de vivre.

Enfin, il y a une cohorte d’« élites » locales. Ils ont tous la double nationalité, ils volent presque ouvertement une partie de l’argent que la Russie envoie aux « républiques », et ce sont des ennemis déclarés de l’Ukraine. Ce sont eux qui crient au « génocide », mais ce sont aussi eux qui ont mis en place quatre camps de concentration à Donetsk, où des dizaines, voire des milliers de personnes ont été torturées pour leurs opinions pro-ukrainiennes ou simplement pour leur argent et leurs affaires (je vous invite à vous renseigner sur « Isolation jail », un véritable camp de concentration servant de prison au centre de l’Europe). Si l’Ukraine libère le territoire, ils seront mis en pièce par leurs concitoyens avant d’être arrêtés et déférés devant un tribunal. Et, bien sûr, il y a les Russes qui ont été mis à la tête des principaux ministères et entreprises et qui gouvernent l’agenda de la région en accord avec la Russie. Ils doivent tout simplement être éliminés en tant que criminels de guerre.

Dans l’ensemble, les Ukrainiens semblent percevoir la majorité de la population de la L/DNR comme « vata  ». Comme je l’ai dit, ce n’est pas vrai, car la majorité des gens se taisent et ne veulent pas avoir de problèmes avec la police secrète locale (MGB, le Ministère de la Sécurité Locale). Il est généralement admis que sitôt que le soutien russe à ces territoires aura cessé, ces « républiques » s’effondreront en quelques jours.

La Vie des idées : Il y a huit ans également, vous décriviez l’énorme emprise russe dans le paysage culturel ukrainien – que ce soit en termes d’édition de livres, de programmes télévisés, etc. Les choses ont-elles changé depuis ?”

La suite ci-dessous :

https://laviedesidees.fr/D-une-guerre-a-l-autre-l-Ukraine-face-a-la-Russie.html

 

Jean Vinatier

Seriatim 2022

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