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mercredi 23 avril 2008

Ivan Bounine : à quoi est-ce que je pense ? N°189 - 1ere année

L’homme face à son interrogation! Et Ivan Bounine, auteur russe (1870-1953) prix Nobel de littérature en 1933 (une année avant Pirandello) l’exprime remarquablement.
Ivan Bounine est doté d’un savoir étendu. Il est un poète, un romancier aux curiosités heureuses nourries par ses nombreuses pérégrinations (Palestine, Egypte, Turquie, Ceylan) et ponctuées par de longs séjours à Capri.
Toute sa vie, il a suivi sa voie, à contre-courant des modes et des idées reçues. Ce sont les nouvelles qui le font connaître au public russe. Par trois fois, avant 1914, il recevra le prix Pouchkine et deviendra académicien en 1909.
Contraint de fuir la Russie pendant la révolution, il s’installera à Grasse en 1923. Il continuera à y écrire. Homme droit, il aura une égale haine du bolchevisme et du nazisme. Pendant la guerre, il abritera une famille juive.
Les auteurs français (Roger Martin du Gard, François Mauriac, André Gide et André Maurois) lui rendront hommage pour ses quatre-vingt ans. L’écrivain Andreï Makine (prix Goncourt 1995) né en URSS puis passé à l’ouest en 1987 œuvre à mieux faire connaître la richesse de cet auteur.
Makine nous dit que la civilisation russe est muette mais avec Bounine c’est tout notre intérieur qui est interpellé via la méditation. Jugez-en avec cet extrait tiré d’une de ses nouvel
les, La nuit publiée en français en 1929 :


« A quoi est-ce que je pense ? M’étant soudain posé cette question, je voulus me rappeler à quoi je venais de penser, et aussitôt je me mis à réfléchir à ma pensée, en songeant que celle-ci était probablement ce qu’il y avait de plus extraordinaire, de plus inconcevable et, sans doute possible, de plus terrible dans mon existence. A quoi est-ce que je pensais et que se passait-il en moi ? Comme toujours, je trouvais en moi des fragments de souvenirs, diverses idées au sujet de ce qui m’entourait, et le désir d’en prendre conscience, on en sait pourquoi, et de retenir, de conserver ces choses qui étaient autour de moi. Et quoi encore ? Et encore, l’immense bonheur que me versent cette paix, cette harmonie nocturne, la joie que j’éprouve à voir, à sentir cette nuit si belle ; mais à côté de cela, je ne sais quelle angoisse, je ne sais quel désir avide qui me tourmentent incessamment, la soif d’utiliser de quelque façon ce bonheur, et cette angoisse même, et ce désir. Mon supplice perpétuel.
D’où provient mon angoisse ? Du sentiment secret que je suis seul à ne pas connaître la paix, l’harmonie, la soumission et l’absence de toute pensée. Quel est ce désir avide qui me tourmente ? Il est la conséquence de mon métier. Et quel est donc ce métier ? La soif de créer est l’essence même de la nature humaine. La vie est la forme, l’incarnation d’une certaine chose que nous ne connaissons pas ; et nous sentons toujours combien cette forme est fragile et incertaine, et nous craignons de disparaître sans laisser de trace.
"Les morts ne savent rien et gagnent plus rien ; car leur mémoire est mise en oubli. Ainsi leur amour, leur haine, leur envie a déjà péri, et ils n’ont plus aucune part au monde, dans tout ce qui se fait sous le soleil… "Et voilà : "Je me suis fait des choses magnifiques ; je me suis bâti des maisons, je me suis planté des vignes ; je me suis fait des jardins et des vergers…J’ai acquis des serviteurs et des servantes…Je me suis massé de l’argent et de l’or, et des plus précieux joyaux des rois et des provinces. "…
Pourquoi ? Parce qu’en travaillant et en acquérant grâce à ces travaux gloire et puissance, l’homme se réjouit de cette gloire, de cette puissance au moyen desquelles il espère pouvoir lutter contre la mort destructrice des formes. Et celui qui ressent tout particulièrement la fragilité et l’incertitude de ces formes est tout particulièrement avide de cette lutte. Or, j’appartiens précisément à cette catégorie. Pourquoi donc est-ce que je me livre aux réflexions et aux discours qui n’aboutissent qu’à la stérilité et à cette sagesse vieille comme le monde, que l’homme ne retire nul profit de ses travaux ? Ne m’a-t-on pas accordé plus de forces qu’aux autres pour mener cette lutte contre la mort ? En effet, mais pas à la mesure cependant du sentiment toujours plus aigu que j’éprouve de la fragilité et de l’incertitude de ma forme. Il y a là une sorte de cercle vicieux. On exige toujours davantage de celui à qui il a été beaucoup donné. Plus le chantre du Cantique des cantiques est ardent, plus sûrement il s’achemine vers l’Ecclésiaste.
A quoi est-ce que je pensais ? Mais l’objet de ma pensée importe peu ; ce qui importe, c’est cette pensée même, cette action qui m’est absolument inconcevable, c’est la pensée de cette pensée, mon incompréhension totale de ma propre personne et de l’univers, et ce fait que je comprends en même temps que je ne comprends rien, que je comprends combien je suis seul et perdu au milieu de cette nuit, au milieu de ce bruissement ensorcelant, dont je ne sais s’il est mort ou vivant, s’il est dénué de tout sens, absurde, ou s’il me révèle au contraire la chose la plus mystérieuse et qui m’est la plus nécessaire.
Je tâche de me consoler.
Ce fait que je pense à ma propre pensée et que je comprends mon incompréhension, ce fait est la preuve irréfutable que je suis en communion avec quelque chose d’infiniment plus grand que moi, c’est donc la preuve de mon immortalité : il y a en moi un certain élément évidemment essentiel, indécomposable : une parcelle en vérité de Dieu même.
Mais je réponds aussitôt :
…C’est-à-dire une parcelle de ce qui n’a ni forme, ni temps, ni espace, de ce qui est mortel pour la terre, pour moi, pour mon existence terrestre, une parcelle de ce qui nous octroie la sagesse, autrement dit- la mort. Goûtez-en, et vous serez pareils à Dieu. Mais " Dieu est au ciel, et nous autres, nous sommes sur la terre ". En y goûtant, à ce fruit, nous développons notre connaissance, notre conscience, c’est-à-dire nos souffrances. En y goûtant, nous mourons pour la terre, pour ses formes et ses lois. Dieu est infini, illimité, il est partout, il n’a pas de nom. Mais ces attributs divins sont terribles pour moi. Et s’ils ne cessent de croître en moi, je meurs, je meurs pour la vie terrestre, pour le "devenir" terrestre. »


©Jean Vinatier 2008

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Source :
« La nuit « in Ivan Bounine : La nuit, nouvelles, traduction du russe par Boris de Schlœzer, Paris, éditions des Syrtes 2000, pp. 162-165.

A recommander les recueils de nouvelles : Les pommes d’Antonov (1900) et le Monsieur de San Francisco (1922) ainsi, que son premier roman, Le Village (1922)

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