Info

Nouvelle adresse Seriatim
@seriatimfr
jeanvin22@gmail.com



mardi 29 avril 2008

« Notre ami le despote » N°194 - 1ere année

Libération titrait en première page : « Notre ami le despote » pour qualifier le président tunisien Ben Ali recevant Nicolas et Carla Sarkozy.
On est un peu surpris par l’emploi de ce mot sorti de l’usage courant politique. Ben Ali le dictateur sonnerait mieux et mieux encore, Ben Ali le tyran de Tunis. Tyran, despote oui, oui, nous rapprochons de la Grèce antique tel Denys tyran de Syracuse, par exemple ? Mais était-il un dictateur ?
En fait despote désigne étymologiquement le « maître de maison » et par extension le seigneur avant de qualifier un système politique.
Aristote¹ dans
Politique, en comparant les différentes constitutions politiques, évoque le premier le despote.
L’empire romain d’Orient l’utilisait dans sa hiérarchie aulique puis le réserva aux porphyrogénètes. Les empereurs à Constantinople leurs confièrent des principautés qu’ils dénommèrent despotats d’Epire, de Morée.
Oui, mais l’Europe pourquoi s’en sert-elle pour qualifier un dirigeant de l’autre rive? La république de Venise entendait que l’université de Padoue ait un enseignement politique de premier ordre. A la fin du XVe siècle le sénat rendit obligatoire la connaissance du grec pour l’étude du traité politique d’Aristote. Les Vénitiens exigeaient que leurs étudiants et futurs diplomates (et marchands) sachent la science civile via un texte fondateur. Politique d’Aristote avait été traduit en latin dés le XIIIe siècle par l’ami de Thomas d’Aquin, l’archevêque de Corinthe, Guillaume de Moerbeke (vers 1215-1286) et, en 1374, du latin en français par Nicolas Oresme (1325-1382) savant complet et conseiller de Charles V². Or, justement les ajouts scolastiques successifs en langue latine affaiblissaient la portée de cet écrit.
Fin XVe siècle, Venise est au fait de sa puissance. Face à elle, l’empire ottoman victorieux des romains d’Orient en 1453 (prise de Constantinople). Ses ambassadeurs rapportent oralement devant le sénat le récit de leurs missions. Ils confortent et louent évidemment leur République. Dans l’affirmation de sa puissance, Venise doit justifier de sa supériorité sur l’adversaire oriental (asiatique). Aristote dans
Politique écrivait déjà la différence de système politique avec ceux d’Orient. Le despote désigna en toute logique un souverain de cette aire géographique. Forte de ses institutions, la Sérénissime affirme sa puissance, sa singularité par l’excellence de ses institutions, de ses lois. Elle se hiérarchise. Elle qualifie de despote le monarque qui n’obéit pas aux mêmes règles, qui ne suit pas un système politique comparable. Nous sommes donc dans un rapport de force. Pour l’Europe, c’est la naissance moderne du despote forcément asiatique.
Les compte-rendus des ambassadeurs vénitiens prenaient alors une importance significative et quoique secrets, ils traversent les Alpes. En 1546 un florentin exilé à Venise, Antonio Brucioli traduit en italien
Politique avec les effets que l’on devine dans les différentes républiques italiennes rivales de Venise. Le despote poursuit son bonhomme de chemin avec quelques différences. Ainsi les Anglais ne prirent sa définition grecque au lieu de la latine qu’au moment de leur révolution et grâce à Thomas Hobbes vers 1650. En France, la Fronde favorisa l’éclosion de ce mot. Les dictionnaires français, vers 1720, le reconnaissent.
Montesquieu- et à sa suite les philosophes des Lumières - s’en servit avec abondance
(Lettres persanes, Esprit des lois) et sous couvert d’évoquer le despotisme du turc, du chinois, du perse, critiquait la monarchie absolue.
Les monarchies européennes ne varient pas en dénigrant l’empire ottoman. Leurs diplomates soulignent à l’envie sa mollesse et l’impact négatif du sérail.
Cependant, influencé par les philosophes parisiens (Voltaire, Diderot…etc) le baron Grimm vers 1767 qualifie de despotisme éclairé certaines monarchies de l’époque qui épousaient le style et la pratique du gouvernement louis-quatorzien. Les historiens allemands puis français en ne gardant que l’épithète « éclairé » pour illustrer les règnes, par exemple, de Frédéric II, Catherine II, Gustave III oublient que ceux-ci entendaient d’abord, être les mieux obéis autrement dit à gouverner le plus parfaitement. Etaient-ils des despotes ? Le professeur Alain Grosrichard écrit bien leur crainte sur ce point : « Depuis la fin du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe, un spectre hante l’Europe : le spectre du despotisme »³
C’est la Révolution française qui dénonçant à la tribune les despotes et les tyrans (sens grec et latin réunis) sera à l’origine d’absolutisme, un néologisme imparfait, pour définir l’ancien régime. Alors qu’injustement, despotisme et absolutisme se refermaient sur les lys tous les trônes d’Europe vacillaient. Tous les hommes naissant libres et égaux, les citoyens ne pouvaient connaître de système despotique !
Nous venons de le voir, la tradition diplomatique vénitienne (puis celle de toute l’Europe) n’entendit jamais qu’un despote fut un ami puisque par définition il ne devait pas supporter la comparaison.
Sans le vouloir, Laurent Joffrin indiquerait-il avec « notre ami le despote » notre abaissement, de citoyens nous serions devenus esclaves ?


©Jean Vinatier 2008

Commentaires : Si vous n’avez pas de compte Gmail, et pour éviter le noreply-comment veuillez envoyer vos commentaires à :
jv3@free.fr

Notes :

1-Précepteur d’Alexandre le Grand
2- Il est célèbre pour sa phrase : « Je ne sais donc pas que je ne sais rien »

Source :

3-in Structure du sérail. La fiction du despotisme asiatique dans l’occident classique, Paris Seuil, 1979 & 1994

Aucun commentaire: