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mardi 22 septembre 2009

Albert Camus : « Démocratie et dictature internationales » & « Le monde va vite « -N°531- 3e année

A la veille de la réunion du G20 à Pittsburgh, il n’est pas inopportun de reprendre contact avec un auteur qui a perdu en publicité : Albert Camus.
Dans un fort instructif ouvrage édité par Gallimard en 1950, on lit avec plaisir et attention les chroniques sélectionnées, pour la période 1944-1948, par l’auteur de
La peste, de L’étranger et de L’été, et qu’il avait publiées dans Combat.
Classés par chapitre dont: « Journalisme critique (où pas un mot n’a perdu de sa pertinence !), Morale et politique, Pessimisme et tyrannie (où se trouve "Défense de l’intelligence") ; ces écrits gardent une force générale par ces pistes, ces questions. Albert Camus s’inquiète du monde :
« Le vrai désespoir, écrit-il dans son avant-propos, ne naît pas devant une adversité obstinée, ni dans l’épuisement d’une lutte inégale. Il vient de ce qu’on ne connaît plus ses raisons de lutter et si, justement, il faut lutter. Les pages qui suivent disent simplement que si la lutte est difficile, les raisons de lutter, elles du moins, restent toujours claires. »
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« Démocratie et dictature internationales

Nous savons aujourd’hui qu’il n’y a plus d’îles et que les frontières sont vaines. Nous savons que dans un monde en accélération constante, où l’Atlantique ne traverse en moins d’une journée, où Moscou parle à Washington en quelques heures, nous sommes forcés à la solidarité ou à la complicité, suivant les cas. Ce que nous avons appris pendant les années 40, c’est que l’injure faite à un étudiant de Prague frappait en même temps l’ouvrier de Clichy, que le sang répandu quelque part sur les bords d’un fleuve du Centre européen devait amener un paysan du Texas à verser le sien sur le sol de ces Ardennes qu’il voyait pour la première fois. Il n’était pas comme il n’est plus une seule souffrance, isolée, une seule torture en ce monde qui ne se répercute dans notre vie de tous les jours.
Beaucoup d’Américains voudraient continuer à vivre enfermés dans leur société qu’ils trouvent bonne. Beaucoup de Russes voudraient peut-être continuer à poursuivre l’expérience étatiste à l’écart du monde capitaliste. Ils ne le peuvent et ne le pourront plus jamais. De même, aucun problème économique, si secondaire apparaisse-t-il, ne peut se régler aujourd’hui en dehors de la solidarité des nations. Le pain de l’Europe est à Buenos-Ayres, et les machines-outils de Sibérie sont fabriquées à Détroit. Aujourd’hui, la tragédie est collective.
Nous savons donc tous, sans l’ombre d’un doute, que le nouvel ordre que nous cherchons ne peut être seulement national ou même continental, ni surtout occidental ou oriental. Il doit être universel. Il n’est plus possible d’espérer des solutions partielles ou des concessions. Le compromis, c’est ce que nous vivons c’est-à-dire l’angoisse pour aujourd’hui et le meurtre pour demain. Et pendant ce temps, la vitesse de l’histoire et du monde s’accélère. Les vingt et un, futurs criminels de guerre, qui discutent aujourd’hui de paix échangent leurs monotones dialogues, tranquillement assis au centre d’un rapide qui les entraîne vers le gouffre, à mille kilomètres à l’heure. Oui, cet ordre universel est le seul problème du moment et dépasse toutes les querelles de constitution et de loi électorale. C’est lui qui exige que nous lui appliquions les ressources de nos intelligences et de nos volontés.
Quels sont aujourd’hui les moyens d’atteindre cette unité du monde, de réaliser cette révolution internationale, où les ressources en hommes, les matières premières, les marchés commerciaux et les richesses spirituelles pourront se trouver mieux redistribués ? Je n’en vois que deux et ces deux moyens définissent notre ultime alternative. Ce monde peut être unifié, d’en haut, comme je l’ai dit hier, par un seul Etat plus puissant que les autres. La Russie ou l’Amérique peuvent prétendre à ce rôle. Je n’ai rien, et aucun des hommes que je connais n’a rien à répliquer à l’idée défendue par certains, que la Russie ou l’Amérique ont les moyens de régner et d’unifier ce monde à l’image de leur société. J’y répugne en tant que Français, et plus encore en tant que Méditerranéen. Mais je ne tiendrai aucun compte de cet argument sentimental.
Notre seule objection, la voici, telle que je l’ai définie dans un dernier article : cette unification ne peut se faire sans la guerre ou, tout au moins, sans un risque extrême de guerre. J’accorderai encore, ce que je ne crois pas, que la guerre puisse ne pas être atomique. Il n’en reste pas moins que la guerre de demain laisserait l’humanité si mutilée et si appauvrie que l’idée même d’un ordre y deviendrait définitivement anachronique. Marx pouvait justifier comme il l’a fait, la guerre de 1870, car elle était la guerre du fusil Chassepot et elle était localisée. Dans les perspectives du marxisme, cent mille morts ne sont rien, en effet, au prix du bonheur de centaines de millions de gens. Mais la mort certaine de centaines de millions de gens, pour le bonheur supposé de ceux qui restent, est un prix trop cher. Le progrès vertigineux des armements, fait historique ignoré par Marx, force à poser de nouvelle façon le problème de la fin et des moyens.
Et le moyen, ici, ferait éclater la fin. Quelle que soit la fin désirée, si haute et si nécessaire soit-elle, qu’elle veuille ou non consacrer le bonheur des hommes, qu’elle veuille consacrer la justice ou la liberté, le moyen employé pour y parvenir représente un risque si définitif, si disproportionné en grandeur avec les chances de succès ; que nous refusons objectivement de le courir. Il faut donc en revenir au deuxième moyen propre à assurer cet ordre universel, et qui est l’accord mutuel de toutes les parties. Nous ne demanderons pas s’il est possible, considérant ici qu’il est justement le seul possible. Nous nous demanderons d’abord ce qu’il est.
Cet accord des parties a un nom qui est la démocratie internationale. Tout le monde en parle à l’O.N.U, bien entendu. Mais qu’est-ce que la démocratie internationale ? C’est une démocratie qui est internationale. On me pardonnera ici ce truisme, puisque les vérités les plus évidentes sont aussi les plus travesties.
Qu’est-ce que la démocratie nationale ou internationale ? C’est une forme de société où la loi est au-dessus des gouvernants, cette loi étant l’expression de la volonté de tous, représentée par un corps législatif. Est-ce là ce qu’on essaie de fonder aujourd’hui ? On nous prépare, en effet, une loi internationale. Mais cette loi est faite ou défaite par des gouvernements, c’est-à-dire par l’exécutif. Nous sommes donc en régime de dictature internationale. La seule façon d’en sortir est de mettre la loi internationale au-dessus des gouvernants, donc de faire cette loi, donc de disposer d’un parlement, donc de constituer ce parlement au moyen d’élections mondiales auxquelles participeront tous les peuples. Et puisque nous n’avons pas de parlement, le seul moyen est de résister à cette dictature internationale sur un plan international et selon des moyens qui ne contrediront pas la fin poursuivie »

« Le monde va vite

Il est évident pour tous que la pensée politique se trouve de plus en plus dépassée par les événements. Les Français, par exemple, ont commencé la guerre de 1914 avec les moyens de la guerre de 1870 et la guerre de 1939 avec les moyens de 1918. Mais aussi bien la pensée anachronique n’est pas une spécialité française. Il suffira de souligner ici que, pratiquement, les grandes politiques d’aujourd’hui prétendent régler l’avenir du monde au moyen de principes formés au XVIIIe siècle en ce qui concerne le libéralisme capitaliste, et au XIXe en ce qui regarde le socialisme, dit scientifique. Dans le premier cas, une pensée née dans les premières années de l’industrialisme moderne et dans le deuxième cas, une doctrine contemporaine de l’évolutionnisme darwinien et de l’optimisme renanien se proposent de mettre en équation l’époque de la bombe atomique, des mutations brusques et du nihilisme. Rien ne saurait mieux illustrer le décalage de plus en plus désastreux qui s’effectue entre la pensée politique et la réalité historique.
Bien entendu, l’esprit a toujours du retard sur le monde. L’histoire court pendant que l’esprit médite. Masi ce retard inévitable grandit aujourd’hui à proportion de l’accélération historique. Le monde a beaucoup plus changé dans les cinquante dernières années qu’il ne l’avait fait auparavant en deux cents ans. Et l’on voit le monde s’acharner aujourd’hui à régler des problèmes de frontières quand les peuples savent que les frontières sont aujourd’hui abstraites. C’est encore le principe des nationalités qui a fait semblant de régner à la Conférence des Vingt-et-un.
Nous devons tenir compte de cela dans notre analyse de la réalité historique. Nous centrons aujourd’hui nos réflexions autour du problème allemand, qui est un problème secondaire par rapport aux chocs d’empires qui nous menace. Masi si, demain, nous concevions des solutions internationales en fonction du problème russo-américain, nous risquerions de nous voir à nouveau dépassés. Le choc d’empires est déjà en passe de devenir secondaire, par rapport au choc des civilisations. De toutes parts, en effet, les civilisations colonisées font entendre leurs voix. Dans dix ans, dans cinquante ans, c’est la prééminence de la civilisation occidentale qui sera remise en question ; autant donc y penser tout de suite et ouvrir le Parlement mondial à ces civilisations, afin que sa loi devienne vraiment universelle, et universel l’ordre qu’elle consacre.
Les problèmes que pose aujourd’hui le droit de veto sont faussés parce que les majorités ou les minorités qui s’opposent à l’O.N.U sont fausses. L’U.R.S.S, aura toujours le droit de réfuter la loi de la majorité tant que celle-ci sera une majorité de ministres, et non une majorité de peuples représentés par leurs délégués et tant que tous les peuples, précisément n’y seront pas représentés. Le jour où cette majorité aura un sens, il faudra que chacun lui obéisse ou rejette sa loi, c’est-à-dire déclare ouvertement sa volonté de domination.
De même, si nous gardons constamment à l’esprit cette accélération du monde, nous risquons de trouver la bonne manière de poser le problème économique aujourd’hui. On n’envisageait plus, en 1930, le problème du socialisme comme on le faisait en 1848. A l’abolition de la propriété avait succédé la technique de la mise en commun des moyens de production. Et cette technique, en effet, outre qu’elle réglait en même temps le sort de la propriété, tenait compte de l’échelle agrandie où se posait le problème économique. Mais, depuis 1930, cette échelle s’est encore accrue. Et, de même que la solution politique sera internationale, ou ne sera pas, de même la solution économique doit viser d’abord les moyens de production internationaux : pétrole, charbon et uranium. Si collectivisation il doit y avoir, elle doit porter sur les ressources indispensables à tous et qui, en effet, ne doivent être à personne. Le reste ; tout le reste, relève du discours électoral.
Ces perspectives sont utopiques aux yeux de certains, mais pour tous ceux qui refusent d’accepter la chance d’une guerre, c’est cet ensemble de principes qu’il convient d’affirmer et de défendre sans aucune réserve. Quant à savoir les chemins qui peuvent nous rapprocher d’une véritable conception, ils ne peuvent pas s’imaginer sans la réunion des anciens socialistes et des hommes d’aujourd’hui, solitaires à travers le monde.
Il est possible, en tout cas, de répondre une nouvelle fois, et pour finir, à l’accusation d’utopie. Car, pour nous, la chose est simple : ce sera l’utopie ou la guerre, telle que nous la préparent des méthodes de pensées périmées. Le monde a le choix aujourd’hui entre la pensée politique anachronique et la pensée utopique. La pensée anachronique est en train de nous tuer. Si méfiants que nous soyons (et que je sois), l’esprit de réalité nous force donc à revenir à cette utopie collective. Quand elle sera rentrée dans l’Histoire, comme beaucoup d’autres utopies du même genre, les hommes n’imagineront plus d’autre réalité. Tant il est vrai que l’Histoire n’est que l’effort désespéré des hommes pour donner corps aux plus clairvoyants de leurs rêves. »




Jean Vinatier
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Source:
Albert Camus, Actuelles –chroniques, 1944-1948, Gallimard, Paris, 1950, pp.160-164 ; 165-169.
Internautes : Afrique du Sud, Albanie, Algérie, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Biélorussie, Bénin, Bolivie, Bosnie Herzégovine, Brésil, Cambodge, Cameroun, Canada, Chili, Chine (+Hongkong & Macao), Chypre, Colombie, Congo-Kinshasa, Corée du Sud, Côte d’Ivoire, Djibouti, EAU, Egypte, Etats-Unis (30 Etats & Puerto Rico), Gabon, Géorgie, Guinée, Haïti, Inde, Irak, Iran, Islande, Israël, Kenya, Liban, Libye, Liechtenstein, Macédoine, Madagascar, Malaisie, Mali, Maurice, Maroc, Mauritanie, Mexique, Moldavie, Monaco, Népal, Nigeria, Norvège, Nouvelle Zélande, Oman, Ouzbékistan, Palestine, Pakistan, Pérou, Qatar, République Centrafricaine , République Dominicaine, Russie, Sénégal, Serbie, Somalie, Suisse, Thaïlande, Togo, Tunisie, Turquie, Union européenne (27 dont France + DOM-TOM & Nouvelle-Calédonie, Polynésie), Ukraine, Uruguay, Venezuela, Vietnam, Yémen

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