Info

Nouvelle adresse Seriatim
@seriatimfr
jeanvin22@gmail.com



mardi 8 septembre 2009

Jean Guitton : « …Communique à ce que tu as dans les mains »- N°520- 3e année

Philosophe, peintre, chrétien fervent ami du pape Paul VI, Jean Guitton (1901-1999) a laissé une œuvre abondante. Parmi ses écrits, Le travail intellectuel, publié en 1951 puis réédité en 1986. Ce court ouvrage de conseils à ceux qui étudient et lisent pourrait être suranné mais ici et là, on y glane des idées, des pistes. Jean Guitton tâche d’épauler les étudiants et ceux qui ne le sont plus, qui ne l’ont jamais été à savoir être à l’aise avec leur intellect.
N’oublions pas que Jean Guitton a été, depuis son camp de prisonnier, sensible à la notion de« révolution nationale » quand d’autres l’étaient à Uriage. Il publia
Fondements de la communauté française et Journal de captivité, 1942-1943.
Le texte ci-dessous est le dernier chapitre de l’ouvrage, « Extraits d’une lettre à un jeune homme de ce temps. »


« Avant que tu ne refermes ce petit livre, laisse-moi, jeune homme de ce temps, quels que soient ta race, ton pays et ta foi, ajouter quelques pensées encore…
[….]
La perfection n’est pas loin de toi. Que de temps l’on peut perdre à chercher le meilleur livre, la meilleure méthode, le meilleur ami ! A un élève qui lui demandait quel était le meilleur manuel, un vieux maître répondait : " Mon ami, c’est celui que vous avez. " Et l’on pourrait ajouter que le meilleur moment, c’est celui-ci ; le meilleur entourage, celui qui est là ; la meilleure pensée, celle qui te visite.
Ne cherche donc pas le meilleur. Mais communique à ce que tu as dans les mains, à ce que tu fais présentement, par l’application de ton esprit, cette dignité d’être le meilleur.
Ne remets pas à demain ce que tu peux faire en ce momen-çi ; mais, dans le même temps, ne cesse de renvoyer à demain cet innombrable qui ne peut rentrer dans la capacité si étroite du présent. Cela revient à dire : " Occupe par une toute petite chose la pointe du temps qui passe et rejette dans l’infini ton désir."
Accepte tes limites de toutes parts. La limite donne la forme, qui est une condition de la plénitude.

Et sans doute, il va falloir que tu passes par le laminoir de l’Ecole et, si tu es né en France, par les concours. Prête-toi à ce jeu nécessaire, mais en te conservant toi-même pour toi-même.
Ce qui importe, c’est que tu demeures au-dessus de ton travail et que tu fasses servir ce travail à te bien construire. Pour cela, je crois qu’il n’y a qu’un conseil à te donner, toujours incompris ou travesti, et qui le sera jusqu’à la fin : " Cherche le vrai. Ne dis pas ce que tu crois savoir, te taisant sur le reste. Exprime-toi avec sincérité et rejette les mots d’enflure. Va au pur, au profond, et à l’authentique. S’il t’arrive, ayant trouvé le vrai, d’avoir à le communiquer, fais-le de la manière qui sera la plus conforme à ta vérité intérieure. "

Aime ce qui est véritable et, à cause de cet amour, défie-toi de la compagnie exclusive des intelligents. Ne fréquente pas volontiers ton semblable ; tu le rencontreras toujours assez. Souvent, ce qu’on appelle intelligence dans notre monde moderne, c’est une certaine sensibilisation de l’esprit à ce qui est trop fin, trop subtil pour être saisi par les outils ordinaires de la connaissance : ainsi, l’idée abstraite, l’idéal dégagé de toute application, ou encore le paradoxe, la nuance….Cet exercice est difficile, il est lassant. Il exige que l’on donne à son esprit le frémissement d’un tissu particulièrement réceptif, qu’on le rende avide de l’absolu, de l’exceptionnel et du rare, qu’on le fasse susceptible, ingrat, passionné sur quelques points. Au fond, toute nature intellectuelle est hypersensible, bien qu’on la croie froide et impartiale. Ainsi, tu remarqueras que les intellectuels supportent mal la critique, quoiqu’ils se plaisent à critiquer : même les plus calmes et les plus positifs (songe à Descartes et à Pasteur). Pour se préserver, l’homme intelligent tend à vivre avec des approbateurs. On devrait souvent recueillir chez les gens d’esprit quelques paroles de ce genre : « Je me suis trompé. Vous aviez raison. Il faudra que je reconsidère. » Tu verras combien ces expressions sont rares dans les colloques des intelligences.
Autre grief. L’intelligence devrait nous adapter à tout, puisqu’elle est la capacité de devenir toutes choses. Il faut reconnaître que souvent elle nous cantonne, elle nous raidit. Péguy, qui a tant vanté la souplesse sans le prédicant. Mais l’horreur d’être pris pour pédant peut devenir en France un pédantisme à rebours. J’ai connu des esprits très fins qui n’usaient que de gros mots ; des dogmatiques qui se dissimulaient sous un sourire perpétuel ; des affamés de vérité pure qui ne pouvaient parler qu’avec ironie et en se donnant l’air de ne croire à rien.
Je me suis demandé, en observant ce qui se passe chez nous, pourquoi généralement les grands écrivains de ce pays ne sortent pas de concours de l’agrégation des Lettres, pourquoi l’art et même la science, voire la religion ont été souvent renouvelés par des esprits , ou peu cultivés ou bien issus de spécialités différentes de celles où ils devaient exceller plus tard. La raison ne peut être dans une moindre valeur de ceux qui préparent ces grands concours. Pour l’avoir professé jadis en « cagne » et en « taupe », je sais que l’on y rencontre les meilleurs d’entre les jeunes Français sous le double rapport de l’intelligence et de l’énergie inlassable. Pourquoi, au cours de l’existence, les voit-on se nouer, devenir automates et imitateurs de leur jeunesse, comme s’ils préparaient toute leur vie ces fameux concours ? Ne donne-t-on pas trop de charge à l’esprit jeune ? A-t-on raison de définir la valeur d’un homme par l’habileté, la rapidité et la chance de ses dix-huit ans ? L’envie me prend alors de critiquer notre système français qui s’empare des plus beaux jeunes, qui leur promet la terre et qui les épuise ; qui les ferme le plus souvent à la joie de créer des formes et même de bien jouir celles qui ont été découvertes par les autres. La méthode des Anglais qui laisse plus de loisir, qui n’oblige pas tant à l’émulation sauf dans les sports inoffensifs, qui retarde le temps de la spécialité, semble obtenir davantage de la nature humaine : car dans l’âge médian et producteur de la vie, l’Anglais n’est pas marqué par les rides de sa jeunesse, qui au contraire le porte et l’oxygène.
L’idéal serait de se faire initier assez vite, par un maître sachant simplifier, à tout ce qui est vraiment indispensable pour apprendre une spécialité, afin de s’éviter les embarras inutiles du commencement ; puis l’on se donnerait du temps libre et on marcherait selon ses inspirations. Tel est bien le service que l’aîné des Broglie a rendu à son jeune frère Louis, lorsque celui-ci, après sa licence d’histoire et des études sur le moyen âge, se tourna soudain vers les mathématiques et l’étude des quanta : il était ainsi délivrer de ce scolaire préparatoire qui dégoûte et qui empêche un esprit neuf de s’exercer. De même, dans un autre ordre, Cézanne : on lui avait seulement appris à se servir d’une toile, de la couleur et des brosses et j’imagine qu’une heure dut suffire. Le reste, il se donna à lui-même en face de la nature de Provence, qui fut son seul maître.
Le principal est de faire ce que conseillait le vieil Ecclésiaste : se donner de la joie dans son travail, faire jouir son âme au milieu de son travail. »
¹



Jean Vinatier

Copyright©SERIATIM 2009
Tous droits réservés


Source :

1- Jean Guitton, Le travail intellectuel, Aubier, Paris, 1986, pp.181-185.

Commentaires : Si vous n’avez pas de compte Gmail, et pour éviter le noreply-comment veuillez envoyer vos commentaires à :
jv3@free.fr
Internautes : Afrique du Sud, Albanie, Algérie, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Biélorussie, Bénin, Bolivie, Bosnie Herzegovine, Brésil, Cambodge, Cameroun, Canada, Chili, Chine (+Hongkong & Macao), Chypre, Colombie, Congo-Kinshasa, Corée du Sud, Côte d’Ivoire, Djibouti, EAU, Egypte, Etats-Unis (30 Etats & Puerto Rico), Gabon, Géorgie, Guinée, Haïti, Inde, Irak, Iran, Islande, Israël, Kenya, Liban, Libye, Liechtenstein, Macédoine, Madagascar, Malaisie, Mali, Maurice, Maroc, Mauritanie, Mexique, Moldavie, Monaco, Népal, Nigeria, Norvège, Nouvelle Zélande, Oman, Ouzbékistan, Palestine, Pakistan, Pérou, Qatar, République Centrafricaine , République Dominicaine, Russie, Sénégal, Serbie, Somalie, Suisse, Thaïlande,Togo, Tunisie, Turquie, Union européenne (27 dont France + DOM-TOM & Nouvelle-Calédonie, Polynésie), Ukraine, Uruguay, Venezuela, Vietnam, Yemen

Aucun commentaire: