Ci-dessous l’interview accordée par le Premier ministre luxembourgeois au quotidien, La Libre Belgique, le 23 avril. Le propos n’est pas diplomatique !
"Marc Vandermeir: Quel bilan tirez-vous du sommet du G20 qui s'est tenu, le 2 avril dernier, à Londres?
Jean-Claude Juncker: Pour l'essentiel, je jette sur ce sommet un regard doux, intéressé et de connivence. Je crois que le G20 a, à juste titre, reconfirmé l'intention de ceux qui y participaient de mieux réglementer les marchés financiers. C'est une conclusion qu'il faut absolument tirer de la crise financière que nous venons de traverser: toutes les places financières, tous les acteurs et tous les produits financiers doivent évoluer dans un cadre strict de réglementation, notamment prudentiel. Cela me paraît une évidence. Pour ma part, je n'ai d'ailleurs pas attendu le G20 pour me mettre d'accord avec moi-même sur des évidences de ce genre.
Je suis tout de même un peu étonné par plusieurs choses. D'abord, lorsque le G7 s'est réuni en février 2007, au niveau des ministres des Finances, le ministre allemand et moi-même - en tant que président de l'Eurogroupe - avions exigé une réglementation des "hedge funds", des agences de notation et des autres institutions financières. Cette exigence n'avait pourtant pas trouvé grâce aux yeux des Américains et des Britanniques. Le ministre américain et le ministre britannique, à l'époque Gordon Brown, m'expliquaient alors que les marchés allaient régler d'eux-mêmes tous ces problèmes auxquels je faisais référence, dont les "subprimes" hypothécaires aux Etats-Unis. Je suis aujourd'hui assez impressionné par l'extraordinaire performance de M. Brown qui, devenu Premier ministre, prend la tête du mouvement de ceux qui veulent davantage réglementer. A l'époque où il aurait encore été temps de réglementer, il a refusé de le faire... Donc, ça m'impressionne. Aujourd'hui, les Britanniques apparaissent aux yeux de tous les Européens comme les meneurs du mouvement de réglementation.
Marc Vandermeir: Sur le dossier des paradis fiscaux, dont le G20 a dressé une liste, quelles absences vous semblent remarquables, et pourquoi?
Jean-Claude Juncker: C'est la deuxième chose qui m'impressionne: le fait que la Belgique et le Luxembourg - qui entretiennent depuis toujours d'excellentes relations - soient sur une "liste grise" des paradis fiscaux. Je constate, non sans amusement, que les îles Britanniques ont été blanchies en une nuit. J'ai dit au Parlement luxembourgeois, dans mon discours sur l'état de la nation , que M. Propre avait choisi comme nouvelle adresse le 10 Downing Street. Je suis impressionné, encore, par le fait que le Wyoming, le Nevada et le Delaware ont reçu du G20, à Londres, la bénédiction qui leur permettra d'en recueillir les bénéfices. Je suis impressionné, toujours, par le fait que les places financières russes, elles, sont considérées comme blanches, alors que Bruxelles et Luxembourg seraient moins fréquentables. Même les Russes ne le croient pas!
La Belgique a déclaré accepter l'échange automatique d'informations; l'Autriche et le Grand-Duché ont dit accepter l'échange sur demande d'informations. Il avait été promis, lors du Conseil européen de mars dernier, qu'aucun Etat membre, vu ces engagements, ne figurerait sur une liste grise. Nous y figurons tout de même, et pas d'autres. Avec Didier Reynders, je dis que cela fait sourire que les îles Anglo-Normandes n'y figurent pas. Je souligne encore que nous allons conclure, nous Luxembourgeois, tout comme nos amis belges d'ailleurs, avec qui nous sommes en contact permanent sur ces questions, des accords de double imposition et nous implanterons les standards de l'OCDE sur l'échange d'informations. Ce n'est pas une nouveauté. C'est une confirmation d'une intention que nous avions et qui était connue par tous. Cette liste des paradis fiscaux a ainsi été établie dans la plus grande précipitation.
Marc Vandermeir: Le président Obama a-t-il donné un nouveau ton aux discussions?
Jean-Claude Juncker: M. Obama, lorsqu'il était sénateur, avait introduit une proposition de loi invitant aux sanctions contre les soi-disant paradis fiscaux. Il est cohérent et conséquent. Sauf qu'il ne l'était pas à ses débuts de sénateur parce que jamais il n'aurait dû citer le Luxembourg et d'autres pays européens parmi les paradis fiscaux. Il aurait par contre dû pousser une attention poussée sur les paradis réglementaires que sont le Wyoming, le Delaware et le Nevada.
Marc Vandermeir: L'Europe n'a pas réagi sur ce point, lors du G20?
Jean-Claude Juncker: Les Européens autour de la table du G20 ont été lâches, car ils n'ont pas osé poser les bonnes questions au président américain. C'est plus facile de mettre la Belgique et le Luxembourg sur une liste que d'engager un discours musclé avec M. Obama.
Marc Vandermeir: Des pays européens, ou certaines personnalités, vous ont-elles déçu lors de ce G20?
Jean-Claude Juncker: La présidence tchèque de I'UE a pris la défense de l'Autriche, de la Belgique et du Luxembourg. Mais les autres européens présents ont "omis" de la suivre dans la logique de son exposé. J'ai retenu la leçon, d'ailleurs.
Marc Vandermeir: Laquelle?
Jean-Claude Juncker: Que je ne fais confiance qu'à moi-même.
Marc Vandermeir: C'est un message que vous adressez notamment au président Sarkozy ?
Jean-Claude Juncker: Je le dis comme je le vois: l'Union européenne se met d'accord sur le fait qu'il n'y a lieu de citer aucun Etat membre sur une liste grise, noire ou autre, mais on le fait tout de même. Ce n'est pas la bonne méthode.
Marc Vandermeir: Quelles sont les propositions du Grand-Duché en matière de réglementation des marchés financiers?
Jean-Claude Juncker: Il faut penser aux niveaux européen et mondial. Nous sommes d'avis que les mêmes règles de surveillance et de contrôle doivent s'appliquer à toutes les places financières, où que ce soit. Nous sommes d'avis que la réglementation européenne doit être renforcée. Ce qui ne veut pas dire que nous aurons besoin d'une autorité centralisatrice réglementaire et prudentielle européenne, mais que les mêmes règles soient partout d'application et vérifiables.
Marc Vandermeir: Y a-t-il des négociations en cours sur ce point?
Jean-Claude Juncker: La Commission européenne a fait, sur les agences de notation, des propositions qui viennent d'être adoptées. Nous sommes d'avis que le rapport de Larosière constitue une bonne base de négociations et nous tenons beaucoup, nous, à ce que d'ici à la fin de l'année, l'Union européenne se soit mise d'accord sur de nouvelles règles, sur base de ce rapport. Donc, nous ne faisons ni ne ferons aucune obstruction. Pourquoi le ferions-nous ? Nous demandons que, partout, il y ait les mêmes règles de surveillance.
Marc Vandermeir: Le Luxembourg est-il prêt à faire des concessions dans ce cadre?
Jean-Claude Juncker: Mais pourquoi devrions-nous en faire? Nous avons une réglementation prudentielle de pointe, qui peut être amendée si telle était la position de la Commission. Mais le Luxembourg ne fera rien pour empêcher l'Europe de disposer d'un cadre réglementaire valable pour toutes les places financières. Le Luxembourg n'est pas un problème. Que la Commission téléphone à Londres si elle veut avoir un problème... Nous sommes d'avis que la Banque centrale européenne (BCE) doit jouer un rôle de pointe dans tous les nouveaux systèmes à mettre en place. D'après ce que j'ai compris, nos amis britanniques ne l'envisagent pas de la même façon. Ne me posez donc pas les questions que vous devriez poser au gouvernement britannique...
Marc Vandermeir: Y a-t-il une possibilité et une volonté politique réelles d'encadrer les marchés financiers?
Jean-Claude Juncker: C'est une nécessité absolue. Le monde paie un très lourd tribut au fait de ne pas avoir mis en place un système réglementaire vérifiable pour toutes les places. Il faut absolument le faire, et partout.
Marc Vandermeir: Le résultat mitigé du G20 n'indique-t-il pas une absence de volonté politique?
Jean-Claude Juncker: Ça, je ne dirais pas. Le G20 s'est mis d'accord sur le principe d'encadrement par des réglementations strictes. Donc, je ne veux pas croire un seul instant que cela ne sera pas suivi d'effets. Et nous, non seulement nous ne ferons rien pour l'empêcher, mais nous allons exiger de tous les Etats du G20 qu'ils fassent ce qu'ils ont promis de faire.
Marc Vandermeir: Le politique peut-il vraiment encadrer la finance et l'économie?
Jean-Claude Juncker: Il ne s'agit pas de pratiquer une strangulation qui serait le fait de normes politiques que nous imposerions unilatéralement. Ça veut dire que tout le monde politique, tous les gouvernements, tous les élus doivent fixer les règles à l'intérieur desquelles les acteurs financiers doivent fonctionner. Je crois que la crise financière est notamment due au fait que les principes généraux, les vertus cardinales de l'économie sociale de marché n'ont pas été respectées. Cette mentalité qui voulait qu'on gagne de l'argent sans travailler, qu'on laisse fructifier son argent pendant la nuit, a connu un énorme échec. Cette tendance qui voulait que la déréglementation, la dérégulation, la flexibilisation à outrance deviennent la règle formelle pour un système reposant sur la seule confiance dans les marchés a connu un énorme échec. L'heure est venue de réhabiliter l'économie sociale de marché, dont on n'a pas respecté les principes fondamentaux.
Marc Vandermeir: Les choses auront-elles vraiment changé dès les premiers signes de reprise?
Jean-Claude Juncker: J'ai une crainte: c'est qu'après la reprise, qui viendra sans aucun doute, les vieux réflexes reviennent. C'est pour cela qu'il faut davantage réglementer les marchés avant la fin de la crise. Pour que personne, après la reprise, ne puisse échapper à cette réglementation plus stricte.
Marc Vandermeir: Vous êtes le plus ancien membre du Conseil européen et président de l'Eurogroupe. N'est-il pas décevant pour vous de voir sur quoi a débouché le G20?
Jean-Claude Juncker: Je crois que l'Union européenne a cessé de fonctionner correctement. Nous avons eu, je le répète, un débat au Conseil dont le résultat fut que, dans le communiqué même faisant suite à cette réunion, il y a eu une phrase disant qu'aucun Etat membre ne figurerait sur une liste de paradis fiscaux au G20 de Londres. Avec l'accord, sinon la complicité, de certains Etats membres, la Belgique et le Luxembourg y figurent malgré tout. Ceux qui croient que cela ne portera pas à conséquence se trompent.
Marc Vandermeir: C'est-à-dire?
Jean-Claude Juncker: Si vous avez une stratégie, surtout ne la décrivez pas parce que vous l'aurez alors perdue..."
Jean Vinatier
©SERIATIM 2009
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Source :
http://www.gouvernement.lu/salle_presse/interviews/2009/04-avril/23-pm-libre-belgique/index.html
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