Un passionnant entretien très riche en enseignements
« Stathis Kouvelakis est membre d'Unité Populaire (Laïki Enotita),
politicologue et enseignant en philosophie politique au King’s College de
l’Université de Londres. C'est aussi un ancien militant de la LCR, auteur d'un
article intitulé "Pourquoi nous quittons le NPA" , mars 2011 (voir
bibliographie sur son site, adresse ci-dessous). Dans cette très longue et très
instructive interview, aussi réfléchie que bien documentée, l'auteur fait le
récit détaillé des circonstances historiques dans lesquelles Syriza a émergé
dans la vie politique grecque, puis a été entraîné dans une désastreuse
capitulation face à l'Eurogroupe.
Entretien avec la New Left Review (no 297,
janvier-février 2016)
New
Left Review (NLR) : Syriza arriva au pouvoir en janvier 2015 comme parti
anti-austérité – l’opposition politique la plus avancée en ce moment contre le
durcissement des politiques déflationnistes imposées par l’axe
Bruxelles-Paris-Francfort. Six mois plus tard, le gouvernement de Tsípras se
vit forcé d’appliquer le plan d’austérité le plus dur que la Grèce ait jamais
connu. Ce fut le résultat prévisible de la contradiction existant dans le
programme de Syriza : rejeter l’austérité, mais maintenir l’euro. Pourquoi
Tsípras fut-il si incapable de promouvoir le maintien de la Grèce dans l’Union
européenne, mais hors de l’eurozone, la position adoptée par la Suède, le
Danemark, la Pologne et une demi-douzaine d’autres pays européens ?
Stathis Kouvélakis (SK) : Premièrement, on
ne doit pas sous-estimer la popularité de l’euro dans les pays périphériques du
sud de l’Europe – Grèce, Espagne, Portugal -, pour lesquels l’adhésion à
l’Union européenne (UE) signifiait l’accession à la modernité politique et
économique. Pour la Grèce, en particulier, cela signifiait faire partie de
l’Occident d’une manière différente à celle du régime postérieur à la guerre
civile imposée par les Etats-Unis. Cela paraissait une garantie du nouveau
cours démocratique : après tout, jusqu’en 1974, la Grèce n’avait pas connu
un régime politique similaire à celui des autres pays occidentaux, après des
décennies d’autoritarisme, de dictature militaire et de guerre civile. La
Communauté européenne offrait aussi la promesse de combiner la prospérité avec
une dimension sociale, supposément inhérente au projet, et c’est ainsi que fut
conclu l’accord politique surgi après la chute de la junte. L’adhésion à l’euro
paraissait la conclusion logique de ce processus. Disposer de la même monnaie
que les pays les plus avancés – avoir dans le porte-monnaie la même monnaie que
les Allemands ou les Hollandais, malgré le fait de ne pas avoir cessé d’être un
travailleur ou un retraité grec mal payé -, cela avait un énorme pouvoir
sur l’imagination des gens. Un fait que ceux d’entre nous partisans depuis le
début de la crise de sortir de l’euro tendaient à sous-estimer.
Même maintenant, après cinq ans de l’une des
thérapies de choc les plus dures jamais – et la première imposée à un pays
d’Europe occidentale -, l’opinion publique reste divisée sur la question
de l’euro, malgré l’existence d’une majorité beaucoup plus exiguë en faveur de
rester dans l’eurozone. Cet état d’esprit révèle aussi une forte mentalité
subalterne dans la société grecque, mentalité qui remontre probablement à la
formation de l’Etat en 1830 ; une idéologie très assumée par les élites
grecques, qui se sont toujours senties inférieures à leurs homologues européens
et tendent à démontrer leur fidélité ; ces élites ont toujours pensé
devoir quelque chose aux puissance occidentales. Et de fait, chaque fois que
leur pouvoir s’est vu menacé, l’intervention extérieure a joué un rôle décisif
dans le maintien de l’ordre social existant, plus particulièrement dans la
décennie des années 1940 et durant la période antérieure au coup d’Etat
militaire de 1967.
Deuxièmement, en contraste avec la position de
la Suède, du Danemark et du Royaume-Uni, pour la Grèce l’abandon de l’euro
serait extrêmement conflictuel, vu qu’il signifierait la rupture avec les
politiques néo-libérales des mémorandums. Si l’on prétend être sérieux à ce
propos, il faut être préparé à une confrontation. Depuis 2 012, quand Syriza
est devenu le principal parti d’opposition, avec des possibilités d’entrer au
gouvernement, il était clair que Tsípras ne voulait pas cette confrontation,
car il acceptait le maintien dans l’eurozone. La position initiale de Syriza se
résumait par deux mots d’ordre : « Aucun sacrifice pour l’euro »
et « L’euro n’est pas un fétiche ». Cela laissait ouverte la question
de savoir jusqu’où on pouvait ou on devait aller dans la confrontation avec
l’Eurogroupe et la Troïka. Néanmoins, cette ligne fut laissée de côté peu après
les élections de juin 2012.
En été 2015, Tsípras utilisa l’argument de la
peur, en insinuant que la sortie de l’euro signifierait le chaos. Début juin,
après que l’Eurogroupe ait rejeté les termes de la proposition grecque, bien
que tous la comprenaient déjà comme une capitulation, Paul Mason demanda au
proto-ministre des finances de Syriza, Euclides Tsakalotos, ce qui se passerait
si la Grèce abandonnait l’euro. Tsakatolos répondit que cela signifierait un
retour aux années 1930, celles de la montée du nazisme ! Tsípras lui-même
parla d’un « suicide collectif ». De telles déclarations révèlent
que, pour les dirigeants de Syriza, une telle éventualité était impensable, un
trou noir. C’était hors de leurs conceptions, étranger à leur stratégie, qui
avait déjà écarté la possibilité d’un affrontement catégorique. Je crois que
c’était la seule chose très claire pour eux. Le point principal du
« tournant vers le réalisme », décidé par les dirigeants après avoir
perdu les élections de juin 2012 par une marge étroite, était de montrer que
l’option de la sortie avait été définitivement abandonnée. Antérieurement, il
semblait y avoir une certaine ambiguïté à ce propos, et même certaines
hésitations ; mais celles-ci ont disparu après les élections de juin 2012,
ce qui se justifiait implicitement en insistant sur le fait qu’il ne fallait
pas effrayer les électeurs les plus modérés, dont l’appui était nécessaire pour
gagner les prochaines élections.
NLR :
Vous dites que l’abandon de l’euro aurait supposé un affrontement sans pitié,
mais pour Schäuble, au contraire, cela semblait signifier une sortie plus
facile pour la Grèce. Il paraissait penser que l’eurozone serait plus cohérente
sans la Grèce et a offert une assistance concrète.
SK : Bon, premièrement nous n’avions pas
assez d’informations sur ce qui est arrivé exactement, quels étaient les termes
de l’offre faite par Schäuble et dans quelle mesure ils représentaient la
position de tout le gouvernement allemand. Nous savons que Schäuble a parlé de
deux possibilités : accepter le troisième mémorandum ou sortir de l’euro,
ce pour quoi il paraissait disposé à offrir une aide ; mais il est
difficile de croire que cela n’aurait pas été accompagné de conditions.
La
suite ci-dessous :
Jean Vinatier
Seriatim 2016
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