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vendredi 27 juin 2008

Nicolas Bouvier : la déesse des carrefours ou l’Afghanistan N°236 - 1ere année

Nicolas Bouvier (1929-1998) et Thierry Vernet(1927-1993) ont publié le récit de voyage le plus célèbre de la période contemporaine, L’usage du monde.
Au début des années 1950, ils partirent de Suisse en voiture pour gagner l’Hindou-Kouch après être passés par la Yougoslavie, la Grèce, la Turquie, la Mésopotamie, la Perse, l’Afghanistan. Nicolas Bouvier rédigeait tout au long du parcours tandis que Thierry Vernet peignait et tâchait de vendre sa production.
Nicolas Bouvier passa plusieurs années après son retour en Suisse à mettre en forme le récit de leur voyage. Leur ouvrage,
L’usage du monde, eut l’honneur d’être publié par une maison suisse d’érudition, Droz. Son directeur, Alain Dufour, connaissait bien Nicolas Bouvier. Le récit est splendide, le style impeccable ainsi qu’une grande finesse des observations. Nicolas Bouvier et Thierry Vernet ont été des voyageurs et non des touristes. Leur périple dura un plus de deux années.
L’extrait proposé décrit l’Afghanistan et la société occidentale à Kaboul en l’année 1954 sous le règne de Zaher Shah bien avant l’invasion soviétique, la dictature des talibans puis la présence otanienne et américaine :

« Lorsque le voyageur venu du Sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une fine couche ne neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du Bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il vient au contraire d’un atteindre le centre […]
Cette prétention, partout formulée, se trouvait pour une fois justifiée. Pendant des siècles, la province de Kaboul, qui commande les cols de l’Hindou-Kouch et ceux qui descendent vers la plaine de l’Indus, a fonctionné comme un sas entre les cultures de l’Inde, de l’Iran hellénisé, et par l’Asie centrale, de la Chine. Ce n’est pas par hasard que les Diadoques¹, qui s’y sont si longtemps maintenus, rendaient un culte à l’ « Hécate-à-trois-têtes » qui est la déesse des carrefours ; et lorsqu’à l’aube de l’ère chrétienne, Hermaïos, dernier roitelet grec d’Afghanistan, frappe l’avers de ses monnaies en écriture indique et le revers en chinois, ce carrefour est véritablement devenu celui du « monde habité ».
D’ailleurs, depuis les Macédoniens d’Alexandre qui crient « Dionysos » à chaque arpent de vigne et se croient rentrés chez eux, quel mouvement, quel passage ! Les cinq cents éléphants que Seleucos Nicator² a achetés en Inde pour rosser ses rivaux de l’Ouest ; des caravanes chargées d’ivoires sculptés, de verrerie tyrienne, de parfums et de cosmétiques iraniens, de méchantes statuettes de Silène ou de Bacchus sorties en série des ateliers d’Asie Mineure ; des changeurs, des usuriers, des tziganes ; le Mage Gaspar peut-être –un roi indo-parthe du Pundjab dont les rédacteurs des Actes de saint Thomas ont estropié le nom ; des nomades Scythes ou Kouchan, chassés d’Asie centrale, qui arrivent à bride abattue, et chacun d’enterrer éperdument son magot pour le bonheur des numismates et des archéologues. D’autres marchands. Un simple curieux comme il y en aura toujours, suivi d’un domestique qui prend des notes (on les retrouvera peut-être). Pas d’historiens, hélas. Des bouddhistes chinois qui s’en retournent en grommelant de leur dangereux pèlerinage en Inde, leurs bagages bourrés de textes sacrés. D’autres nomades, des Huns cette fois, et ils font l’effet de brutes aux premiers qui entre temps se sont policés….
Puis l’Islam dur et sans mémoire. Au VIIe siècle. Par la suite, ce carrefour en verra bien d’autres, mais je m’arrête là. Que le voyageur d’aujourd’hui, qui vient après tant de monde, se présente donc avec la modestie qui convient, et n’espère étonner personne. Il sera alors parfaitement reçu par les Afghans qui ont d’ailleurs pour la plupart complètement oublié leur histoire.
Vis-à-vis de l’Occident et de ses séductions, l’Afghan conserve une réelle indépendance d’esprit. Il le considère avec un peu le même intérêt prudent que nous, l’Afghanistan. Il l’apprécie assez, mais quant à s’en laisser imposer….…
Je garde de Kaboul un souvenir qui approche le portrait délicieux qu’en a tracé Bâbour³. Une seule réserve : cette odeur de graisse de mouton qui imprègne la ville. Et une seule retouche :le vin. De son temps, il coulait à flots, la Loi était journellement transgressée et les ivrognes endormis sur l’herbette, leur turban défait, en se comptaient plus. Aujourd’hui, avec un des meilleurs raisins du monde, les Afghans sont revenus à l’abstinence. Pas une goutte d’alcool à Kaboul. Seuls les diplomates avaient le permis d’importer.[….] Mais les meilleures bouteilles, c’étaient encore celles du chapelain de l’ambassade d’Italie, qui s’était depuis des années fait la main en fabriquant son vin de messe et distribuait aux plus méritants qu’il avait négligé de bénir.
Pour avoir abondamment pillé leurs voisins, les Afghans ont longtemps soupçonné l’étranger d’en vouloir faire autant chez eux. Sans se tromper de beaucoup.. Les Européens au XIXe siècle, on leur tirait dessus ; ce n’est qu’en 1922 qu’on a entrebaîllé la porte pour en laisser passer quelques-uns. Cet éclectisme a ses avantages, parce que là où l’Occident est incapable d’imposer ses mercantis, ses adjudants, sa camelote, il se résigne à envoyer des gens d’esprit – diplomates, orientalistes, médecins – qui ont de la curiosité, du tact, et comprennent très bien comment on peut être Afghan.
Aussi la petite colonie occidentale de Kaboul offrait-elle beaucoup de variété, d’agrément, de ressources : des ethnographes danois qui trouvaient à deux jours de la ville des vallées où aucun Occidental n’avait encore mis les pieds, des Anglais très à l’aise dans ce rôle d’ancien adversaire qu’en Asie ils savent tenir si bien, quelques experts des Nations Unies, et surtout les Français, qui donnaient à cette société son centre et sa gaîté. Ces Français – une quarantaine peut-être – avaient une sorte de club, au fond d’un jardin de curé, où l’on pouvait aller, une fois la semaine, boire frais, écouter des disques, puiser dans la bibliothèque, rencontrer des hommes singuliers qui connaissaient le pays à merveille et en parlaient sans pédanterie. Un accueil charmant, de l’animation, de la bonne grâce. Après quatorze mois sur les routes, et sans lectures, je redécouvrais le plaisir que c’est d’entendre, par exemple, un archéologue, retour de sa fouille d’Arachosie4 ou de Bactriane, encore tout chaud de son sujet, le verre à la main, s’emporter en digressions merveilleuses sur la titulature d’une monnaie ou le plâtrage d’une statuette. Plusieurs femmes spirituelles, d’autres jolies que nous allions regarder de fort près, et aussi –la province ne perdant jamais ses droits – de ces dames qu’opposent sourdement, tout comme à Montargis ou à Pont-à-Mousson, d’infimes querelles de préséance, de bobines, de tartelettes. Bref un monde vif cocasse, intéressant, dont les personnages avaient pour s’affirmer assez de liberté et d’espace, et paraissaient sortis de Beaumarchais, de Giraudoux, ou de Feydeau […]
Quant aux Américains, on les voyait moins encore. Ils vivaient en marge à leur ordinaire, apprenaient le pays dans les livres, circulaient peu et buvaient leur eau bouillie, crainte de virus et de maladies qui d’ailleurs ne les rataient pas. »

©Jean Vinatier 2008

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Source :

Nicolas Bouvier & Thierry Vernet, L’usage du monde, Genève, Droz, 1999, pp.330, 332, 333, 335, 336, 340
L’édition originale date de 1963. La maison Droz pour le 75e anniversaire de sa création le réédite à l’identique.


Eugénie Droz, ancienne élève de l’Ecole pratique des Hautes Etudes fonda à Paris en 1924 sa maison d’édition avant de migrer en 1947 à Genève. Giovanni Busino et Alain Dufour lui succédèrent. (http://www.droz.org/)

Nicolas Bouvier, épousa Eliane Petitpierre, fille du ministre des Affaires étrangères suisse et nièce de Denis de Rougemont.
François Laut vient de publier une biographie sur ce voyageur singulier : Nicolas Bouvier, l’œil qui écrit, Paris, Payot, 2008
Une critique a en été faite sur Nonfiction.fr :
http://www.nonfiction.fr/article-1238-lusage_de_lecriture.htm


Notes :

1-Diadoque : nom donné aux généraux grecs qui se partagèrent l’empire d’Alexandre le Grand à sa mort.

2-Seleucos Ier Nicator (-356 à -280 AVJC), général macédonien, compagnon d’Alexandre le Grand. Il reprit la satrapie de Babylone et fonda le dynastie des Séleucides.

3-Bâbour Shah (1483-1530), prince turc originaire du Ferghana et descendant de Tamerlan. Il conquiert Kaboul en 1504. Il fonde l’empire Moghol (ou Turc) des Indes (1526-1858) après sa victoire à Panipat, le 21avril 1526 sur le sultan de Delhi, Ibrahim Lodi.

4-Arachosie : ancienne satrapie de la Perse Achéménide et Sassanide. Elle correspond au sud-ouest afghan. Alexandre le Grand y bâtit Alexandrie d’Arachosie, aujourd’hui, Kandahar.
Bactriane : ancien royaume, peut-être le berceau de la Perse et de la religion zoroastrienne, qui occupait une vaste étendue comprise entre les nord afghan et pakistanais, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. La Bactriane fut une satrapie perse conquise par Alexandre le Grand.

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