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jeudi 15 octobre 2009

Meister : « Quelques réflexions qui ne sont pas du moment » –septembre 1789-N°550- 3e année

Depuis 1773, le Suisse Jacques-Henri Meister (1744-1826) est le dernier rédacteur du fameux périodique des élites européennes, la « Correspondance littéraire, philosophique et politique », fondée par l’abbé Raynal sous le premier nom de « Nouvelles littéraires » en 1747 et à partir de 1753 par le baron Grim qui lui donne son nom, puis en association avec Diderot (1759)
Septembre 1789, la Bastille est tombée en juillet et le Roi ainsi que les députés sont encore pour quelques semaines à Versailles. Meister, ami de Jacques Necker et de sa fille Germaine de Staël, se livre entre deux critiques littéraires et musicales à l’exercice de la réflexion politique. On appréciera sa plume, son exposé et ses vives inquiétudes à propos de cette révolution qu’il essaie de cerner.
Il ne comprend pas qu’un peuple qui entre en révolution agit sous le coup d’une rupture psychologique profonde, brutale et irrémédiable.
En tout cas , l’usage de notre langue sous sa plume est un plaisir véritable !

« Il est possible qu’il se soit fait quelque temps une grande révolution dans le monde moral, et que cette révolution merveilleuse en ait bouleversé tout-à-coup l’ordre et les principes. Mais avant cette époque mémorable, si l’on pouvait prendre un peu de confiance dans les résultats qu’offrent le plus évidemment l’histoire et l’expérience du cœur humain, n’aurait-on pas reconnu sans peine que ce qui agit le plus fortement sur la volonté de l’homme, c’est l’empire des choses et des circonstances ; que ce pouvoir suprême n’est balancé que par celui des passions, et ne l’est encore qu’un certain temps ; que les passions ont plus de force que les habitudes, les habitudes plus que les préjugés, les préjugés plus que les intérêts ordinaires de la vie, ces intérêts individuels plus que de simples idées de justice ou de convenances, qu’enfin de tous les ressorts qui déterminent nos actions et notre conduite, le plus faible sans doute est celui du raisonnement, quelque admirable qu’en soit la logique ?
Si l’influence secrète d’une puissance surnaturelle n’avait pas changé tous ces rapports, penserait-on de bonne foi qu’il ne fait pas opposer d’autres barrières au mouvement inconstant des volontés et des passions humaines que les limites d’une idée métaphysique tracées plus ou moins heureusement ? Est-ce dans ces limites imaginaires qu’on croirait pouvoir circonscrire le mouvement impétueux d’une assemblée, d’une foule, d’une cohue de volontés ?
Serait-il encore permis de douter si le seul gouvernement qui n’a jamais existé nulle part est infailliblement le plus parfait comme le plus admirable ? S’il n’est aucun inconvénient attaché à l’unité du corps représentatif ? Si, pour être fort nombreux, tout corps politique est nécessaire ami de l’ordre et de la liberté ? S’il n’est aucun danger de rassembler dans un corps unique, quelle qu’en soit la dénomination, toutes les sources du pouvoir, à lui laisser une force illimitée pour enchaîner ou briser toutes les autres ? S’il est enfin quelque règlement au monde qui, tenant de ce même corps toute l’autorité dont il est revêtu, paraisse suffisant pour contenir le despotisme de son inconstance ou de son ambition ?
En morale comme en physique on n’a guère vu, ce me semble, des forces très-actives s’arrêter d’elle-même ; ce qui modère leur action, c’est toujours une force étrangère qui leur est supérieure ou du moins égale. D’après ce principe, on était disposé à croire qu’en politique la division et le balancement des pouvoirs étaient également le moyen le plus simple d’en prévenir les abus et de les tenir tous dans des limites respectives. La France paraît disposer à tenter une grande et sublime expérience pour nous prouver le contraire. Si le succès trompait malheureusement son attente, ne risquerait-elle pas de la payer fort cher.
On a cru longtemps que le corps dépositaire de la Puissance Législative de laquelle émanent tous les autres pouvoirs, et qui, par conséquent, tient de sa nature même le principe d’une force immense, avait besoin d’être contenu, non par de faibles liens qu’il s’imposerait lui-même et qu’il pourrait changer à son gré, mais par l’effet constant, invariable d’un partage d’intérêts et de pouvoirs qui, se balançant mutuellement, en modéreraient le mouvement et préviendraient ainsi les suites funestes qu’entraîne toujours une action trop violente ou trop précipitée. Il me paraît évident qu’on est loin de le penser encore, car je n’imaginerai jamais qu’on ait cru sérieusement que la seule condition du consentement royal, telle qu’on a daigné l’admettre, serait une barrière suffisante contre les usurpations que voudrait tenter le Corps Législatif. Quelle est la résistance que lui pourrait opposer le Monarque isolé de tout ordre particulièrement attaché aux prérogatives du Trône, sans noblesse, sans armée, assis sur les débris du Pouvoir Exécutif, comme Marius sur les ruines de Carthage ?
Combien l’on s’est éclairé depuis peu de mois ! On avait cru longtemps que la Puissance Législative, une fois bien constituée, l’espèce de force qu’il convenait de lui laisser était plutôt une force d’inertie et de résistance, qu’une force de mouvement et d’activité. On a calculé profondément que le contraire serait bien plus neuf, bien plus hardi ; en conséquence, on a prescrit tantôt avec mépris, tantôt avec fureur, toute division du Corps représentatif qui aurait pu servir à fixer l’incertitude de ses vues, la mobilité de ses projets ; et plus on a senti combien il importait à la puissance du Corps représentatif de demeurer indivisible, plus on a cherché tous les moyens imaginables de diviser et de subdiviser à l’infini le Pouvoir Exécutif. On est parvenu à la réduire à des fractions si minimes, qu’il peut paraître aujourd’hui fort douteux s’il reste assez d’énergie au Pouvoir Exécutif, non pas pur se défendre lui-même, ce qui menacerait la Liberté, mais pour empêcher seulement que l’inviolabilité des Représentants de la Nation ne soit plus qu’une qualité métaphysique peu respectée de la classe la plus imposante de Messieurs leurs commettants.
Des hommes légèrement initiés dans les secrets de nos Lycurgues¹ modernes ont osé dire qu’ils avaient fait précisément pour la Puissance Législative ce qu’il convenait de faire pour le Pouvoir Exécutif, et pour le Pouvoir Exécutif ce qu’il convenait de faire pour la Puissance Législative.
Ils ont osé dire encore que si la Liberté l’avait emporté sur le Despotisme, et que l’autorité que l’on appelle aujourd’hui le Despotisme n’avait guère employé que celles de la justice et de la bonne foi ; que les avantages qui appartiennent communément au petit nombre, l’accord et les secrets, par une fatalité singulière dans la circonstance actuelle, semblaient avoir été le partage du plus grand nombre, …etc.
J’ai le plus profond respect pour les révolutions de brochures et de philosophie, surtout lorsqu’elles sont appuyées par une coalition aussi terrible que celle de la populace et de l’armée, mais quelques décisifs qu’en soient les effets, je crains toujours un peu le retour de cet empire qu’il ne faut jamais oublier, celui des choses et des circonstances.
Tant de longues habitudes contrariées en même temps, tant d’abus imaginaires ou réels réformés sans égards et sans mesure, tant de pouvoirs, tant de droits, tant de prétentions de tout genre qu’on a vu sacrifier avec une si grande violence, ont amoncelé à mes yeux une masse de mécontentements et de vengeance qui m’afflige et m’épouvante.
Si la classe la plus nombreuse des habitants de ce vaste Empire paraît animée dans ce moment de la même pensée, du même vœu, les fera-t-elle encore lorsqu’elle verra tromper, je ne dis les espérances que son imagination s’exagère, mais celles même qui ne seraient que justes, si les suites de la révolution qui l’enivre aujourd’hui de joie ne risquaient pas d’entendre l’accomplissement plus difficile ?
Le grand nombre ne sera-t-il pas toujours le grand nombre ? Pourra-t-il acquérir les mêmes lumières, jouir des mêmes avantages que le petit nombre des privilégiés de la nature et du sort ? Ceux que la Loi proscrits, les autres n’en existeront pas moins, n’en abuseront pas moins, n’en seront pas moins exposés à l’envie et à toutes les passions quelle inspire.
Séduit, acheté par un parti, ce grand nombre ne peut-il pas l’être demain par un autre ? Ne fût-ce pas là dans tous les temps son patrimoine et sa destinée ?
Dans la réunion des circonstances les plus favorables, ne pouvait-on concevoir une manière de réformer les abus, de rétablir l’ordre qui eût épargné à la Nation des mouvements si convulsifs, des dangers si menaçants, des scènes d’horreur si atroces ? Pour régénérer l’Empire fallait-il en croire des conseils perfides, imiter les fausses promesses d’un Génie plus cruel que Médée déchirer la Patrie, comme elles déchirèrent l’auteur infortuné de leurs jours, dans le fol espoir de lui rendre ainsi la vie et la jeunesse ?
Une constitution sage et raisonnable ne peut manquer d’influer sur le caractère d’une Nation, en assurer le bonheur, la puissance et la liberté ; sous ce point de vue elle intéresse sans doute toutes les classes, toutes les conditions, tous les individus ; mais que de rapports politiques plus ou moins habilement combinés dont la détermination sera toujours indifférente au grand nombre ! et c’est aujourd’hui pour de semblables discussions qu’on agite la Nation entière, qu’on cherche à la soulever contre elle-même.
Nos sublimes Législateurs ont-ils calculé tous les dangers qu’il y avait à faire passer subitement une population immense de la servitude de l’autorité, d’une autorité respectée depuis tant de siècles, à la servitude de la loi, d’une loi établie d’hier, dont les dix-neuf vingtièmes de la Nation ne peuvent avoir une juste idée, et qui blesse sensiblement la classe jusqu’ici la plus intéressée à maintenir l’ordre public ? Est-ce impunément qu’ils ont cru pouvoir appeler au milieu des vices et des habitudes d’une Nation corrompue tous les transports, toutes les agitations, tout le délire de la Liberté naissante ? Est-ce sans frémir enfin qu’ils ont pu voir les plus grands intérêts, les passions les plus violentes s’avancer jusqu’au bord du précipice, et lutter là dans les ténèbres pour décider à qui resterait l’Empire ?
Les périls et les malheurs attachés aux grandes révolutions politiques m’affectent d’autant plus vivement que j’y vois toujours la certitude d’un grand mal, et que l’espèce de bien qui peut en résulter me paraît toujours dépendre beaucoup plus du sort aveugle des événements, que des lumières et de la volonté de ceux qui les dirigent ou croient les diriger.
Etudiez l’histoire, parcourez les annales de tous les peuples, vous verrez que les vraies sources du bonheur des individus et de la prospérité nationale, dépendantes du sol, duc caractère, des mœurs, des lumières, de l’industrie d’une Nation, tiennent encore plus aux principes d’une bonne administration qu’à ceux d’une constitution plus ou moins parfaite.
Avec une bonne armée bien disciplinée on a de la force ; avec un commerce florissant, des richesses ; avec des talents, des lumières, des arts, de l’industrie, toutes les jouissances du riche, toutes les ressources du pauvre. Ces biens, les seuls peut-être qui ne soient pas imaginaires, ont existé sous toutes les formes de gouvernement, et il n’en est aucune qui puise les garantir sans une administration sage, vigilante, éclairée. La constitution qui en serait la moins susceptible est celle qui, par sa nature même, trop faible, trop incertaine, trop mobile, aurait une tendance habituelle vers le désordre et l’anarchie.
Voyez à la tête d’un pays libre des Séjan¹, des Verres¹, des Catalina ; ce pays sera tout aussi malheureux que s’il était soumis à un despote. Placez sur le Trône le plus absolu des Phocion¹, des Aristide¹, des Marc-Aurèle, quelle est la République dont une pareille Monarchie put envier le bonheur ? »²


Jean Vinatier

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Notes :

Lucius-Aelius Sejan (-20 à 31 APJC) : ambitieux homme de confiance de l’empereur Tibère qui fit assassiner son fils Drasus en 23 APJC. Condamné à mort par le Sénat, son corps sera jeté dans le Tibre.
Caius Licinus Verres (-120 à –43 AVJC) : homme politique romain corrompu qui pilla la Sicile sous son gouvernement. Les Siciliens portèrent plainte en prenant Cicéron comme avocat qui plubliera sa plaidoirie sous le nom de Verrines. Verres sera exécuté tout comme Cicéron sur l’ordre de Marc-Antoine.
Phocion (402 à 318 AVJC), stratége grec qui tenta de refreiner la haine des Athéniens après la mort d’alexandre le Grand. Il fut condamné à s’empoisonner.
Aristide: contemporain et opposant à Thémistocle. Surnommé le Juste. Exilé puis rappelé par les Athéniens comme Stratége, il assistera à la bataille de Platée.
Lycurgue( vers IX/VIIIe siècle AVJC) : premier législateur mythique de Sparte.


Source:

2-In Correspondance littéraire, philosphique et politique , Tome V, partie 3, Longchamp & Buisson Libraires, Paris, 1813, pp. 255-264

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Sources
:

Internautes : Afrique du Sud, Albanie, Algérie, Arabie Saoudite, Argentine, Australie, Biélorussie, Bénin, Bolivie, Bosnie Herzegovine, Brésil, Cambodge, Cameroun, Canada, Chili, Chine (+Hongkong & Macao), Chypre, Colombie, Congo-Kinshasa, Corée du Sud, Côte d’Ivoire, Djibouti, EAU, Egypte, Etats-Unis (30 Etats & Puerto Rico), Gabon, Géorgie, Guinée, Haïti, Honduras, Inde, Irak, Iran, Islande, Israël, Kenya, Liban, Libye, Liechtenstein, Macédoine, Madagascar, Malaisie, Mali, Maurice, Maroc, Mauritanie, Mexique, Moldavie, Monaco, Népal, Nigeria, Norvège, Nouvelle Zélande, Oman, Ouzbékistan, Palestine, Pakistan, Pérou, Qatar, République Centrafricaine , République Dominicaine, Russie, Sénégal, Serbie, Singapour, Somalie, Suisse, Thaïlande,Togo, Tunisie, Turquie, Union européenne (27 dont France + DOM-TOM & Nouvelle-Calédonie, Polynésie), Ukraine, Uruguay, Venezuela, Vietnam, Yémen

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