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mardi 11 novembre 2008

Mangin et la marquise de Foucault juin 1918 N°331 - 2eme année

Aujourd’hui le beau château de Pronleroy situé à une centaine de kilomètres de Paris dans l’Oise en Picardie est la propriété de Laurent Boutonnat le Pygmalion de Mylène Farmer pour laquelle il réalisa le célébrissime vidéo-clip, Libertine en 1986.
1918 : « Libertine » c’est la marquise de Foucault (parente du Père de Foucauld) qui préside aux destinées de ce château. Elle tient un journal de la guerre qu’elle côtoie de très prés : le front étant pratiquement à ses portes ! C’est dans cette demeure que le général Mangin prépare, dans le cadre de l’offensive générale planifiée par Foch, la contre-offensive de juillet (2e bataille de la Marne) qui arrêtera l’armée allemande.
Dans les extraits proposés ci-dessous, l’action se déroule au début de juin. L’armée de Guillaume II tente de casser le front des alliés en Picardie d’abord en mars 1918 puis en mai-juin et enfin en juillet.
La marquise de Foucault donne un témoignage précieux et instructif sur l’atmosphère d’alors parmi les habitants de la commune et les officiers souvent de son milieu qui assistent les généraux Fayolle, Pétain, Humbert, Mangin cinq mois avant l’Armistice.

« Une journée historique –11 juin 1918.

Violent raid d’avions Boches pendant la nuit, déchirement sec de la bombe, toute proche.
A sept heures, allées et venues d’émigrés logés dans les pavillons qui viennent rapporter des clefs, des ustensiles de cuisine qu’on leur a prêtés. La canonnade redouble. Je monte au grenier, à la fenêtre observatoire ; elle est ouverte…Sur le toit en terrasse, le colonel Loiseau, de l’état-major du 35e corps, se promène très guilleret, la jumelle à la main ; il m’interpelle : - "Hein ? ça ronronne assez bien ! Nous attaquons à dix heures…Nous avons repris trois villages cette nuit, dont Mery perdu hier soir ". Je n’attache pas à ces nouvelles l’importance qu’elles comportent. Je demande : -" Les meubles du salon qu’hier soir vous demandiez qu’on enlève, voulez-vous que je les fasse emporter ce matin. – " Oh non ! pas d’allées et venues dans les salons ; ils seront pleins d’officiers aujourd’hui….pas besoin de chaises en surplus à la salle à manger…on déjeunera en hâte, par groupes successifs….Sortez-vous ce matin ? Si oui, rassurez les habitants de Pronleroy : ça va très bien ".
Docile, je descends porter ces bonnes nouvelles chez Mme Tonnelier, dans les fermes, sur mon chemin. Lorsque j’arrive au carrefour de l’Eglise, je croise un torrent de troupes de toutes armes qui se précipitent par les trois embranchements, Estrées, Cernoy, La Neuville : zouaves, tirailleurs, infanterie coloniale, des auto-mitrailleuses, des canons ; la prévôté a installé des postes à tous les tournants ; des officiers courent, donnent des ordres, canalisent ce torrent, l’engagent dans les routes prescrites. Il fait ce matin un temps clair, beau soleil déjà chaud à neuf heures. Les hommes paraissent las, graves, mais plein d’énergie. Mme Duperron me crie : - " C’est le 4e tirailleurs qui défile, le régiment qui était au château en 1916 ".
Je croise M. de Sainte-Pereuse, un bel officier d’abord un peu froid, d’extrême politesse. Il m’aborde : - "Il y a des gens rentrés cette nuit dans leurs maisons ; tâchez de les empêcher de repartir. ? Il faut aujourd’hui éviter toutes les allées et venues des civils, les exodes d’animaux sur les routes ".
J’entre chez les Drouain, chez les Crem, pour leur rapporter ces paroles ; je monte à ma chambre me reposer. Un vombrissement, et un grand oiseau blanc à cocarde tricolore pique du nord sur le château, passe à raser les toits, tourne en rond au-dessus de la prairie. – "Déployez le panneau " crie le capitaine d’Andurain. Deux hommes courent, déploient au milieu de la pelouse un carré de toile noire avec une étoile blanche au centre : l’avion évolue toujours en cercle, lance une fusée. Le message qui vient du front tournoie avec sa banderole de toile claire, s’abat dans l’herbe près d’un panneau noir. Le capitaine de Rocheboüet est en tête du peloton d’officiers qui courent, saisit la capsule métallique, tire la banderole de papier qui se déploie, l’emporte toujours courant à la grande salle où siègent les chefs et les sous-chefs d’états-majors.
A partir de ce moment, les avions se croiseront de quart d’heure en quart d’heure au-dessus de la prairie, lanceront leurs messages que tous les soldats inoccupés, errant par groupes dans le parc, guetteront, se jetant dans les hautes herbes, y entrant jusqu’au ventre.
Le capitaine d’Andurain m’interpelle : " -Vous doutez-vous, madame, que la journée que vous vivez avec nous s’appelle une bataille victorieuse, la première de la guerre de mouvement ? " - " Oui, je commence à comprendre ". – " Alors, allez voir arriver les prisonniers ; on en a déjà amené une colonne ".
Je croise un général (Humbert*) et son officier d’ordonnance. Il entre à la grande salle. Sur le perron, les officiers rayonnent de joie, parlent tous ensemble. – " Les bois de Mery sont repris… ".
Je m’assois sur la borne de la porte de la maison Crem ; on aperçoit les casques à pointe dans la rue montante ; la colonne des prisonniers débouche, une soixantaine, quatre officiers en tête, arrogants ou plutôt faisant tête, troupe sale, exténuée, contingent d’une extrême jeunesse. On éprouve un sentiment de fierté intense à voir défiler du Boche vaincu ! Une autre colonne, celle-là d’une trentaine d’hommes, quelques-uns blessés, trois gradés en tête.
Sur le perron, les officiers fument et parlent pleins d’entrain. Allongée sur les marches, une grande caisse avec les pigeons. Comme je regarde un peu étonnée : - "Ce sont les pigeons voyageurs pour les nouvelles…en cas de lignes téléphoniques coupées…on n’en aura pas besoin. " - "On a dépassé Tricot, neutralisé le nid de mitrailleuses de Boulogne-la Grasse…On marche sur Rollot. " - " La pointe Wacquemoulin, si effrayante hier, est repoussée…Les colonnes qui avaient évacué Maignelay hier y sont rentrées… ". – " Tout de même, nous sommes à neuf kilomètres du front de bataille…Deux obus trop courts ont raté le château de cent mètres ce matin… " - " En vérité, nous vivons une journée historique. La journée de Mangin**. " - " Et le plus curieux, c’est que nous sommes sous les ordres de tout le monde, ajoute le capitaine d’Andurain ; de Mangin d’abord…d’Humbert ensuite…de Pétain qui sort d’ici ".
-" Comment ! Pétain est venu ? " dis-je avec une curiosité déçue. – " Mais oui, et c’est deux- là qui sortent du salon, c’est Fayolle*** et Estienne****, celui des chars ".
[…]
En passant devant la grande salle très éclairée, je vois une vingtaine d’officiers, de généraux penchés sur des cartes ; je distingue une silhouette puissante, un peu trapue, au profil net…et ce bas de visage où toute l’énergie semble ramassée. – " Celui-là, me dit-on, c’est Mangin. "
[…]
L’adieu du général – 13 juin –

Après le déjeuner, rencontre du capitaine de Rocheboüet dans la cour : - " Madame, nous allons partir…Le général Mangin demande s’il peut, au cours d’une visite, vous remerciez de votre hospitalité " - " J’en serai très heureuse…mais où le recevoir ? Je n’ai plus que ma chambre. " - « A la bibliothèque : on vous en rendra la disposition ". […]" Et vous, madame, qu’allez-vous devenir ? " - " Je vais rester chez moi, bien entendu. " - "Pourtant, madame, il serait sage d’envisager… " - " La sagesse n’est pas mon fait, et puis je vous assure que j’ai examiné bien des éventualités, fait mon testament, mis mes enfants à l’abri. Ma présence est nécessaire. Jusqu’à ce que l’autorité militaire me mette d’office en camion, je resterai ".
[…]
Le général Mangin me tend la main avec une grande simplicité ; il me remercie avec une parfaite courtoisie de la belle chambre que je lui ai donnée, m’assure combien il a joui de la jolie vue sur la vieille tour féodale de Cressonsacq, des lointains bleus de la forêt de Compiègne. Je m’assure que le grand honneur a été pour Pronleroy ; sa seule présence nous a sauvés. – " Il y avait un effort à tenter…Maintenant, le front est solide au-dessus de vous…J’ai beaucoup demandé…l’élan qui a répondu a été admirable…A présent, je vais entre Oise et Aisne donner de l’air à un autre secteur ".
Le général me fixe de ses yeux clairs, gris d’acier, très perçants, des yeux de chef. Ce qui émane de lui, c’est une sensation de puissance, de force équilibrée. – " Vous n’avez jamais quitté votre habitation pendant la guerre ? " reprend le général. – " Jamais. En 1914, j’ai vu passer les Boches, ils ont été vingt jours entre nous et Paris. Nous avons été préservés miraculeusement ".
Le général sourit : "Vous, madame, vous ne devez aimer ni à reculer ni à fuir ….Je puis vous dire, madame, la joie que nous éprouvons, nous autres soldats en guerre, à pénétrer dans une demeure où la vie continue, à se battre pour des habitants fidèles au poste, pas pour des ruines ou des fuyards. Grâce à votre présence continuelle, la guerre n’a pas effleuré ce beau cadre d’ancienne France ; il y a des portes, des fenêtres, des fauteuils avec tous leurs pieds dans les salons, une table qui ne boite pas à la salle à manger…et des livres, une foule de livres ".
[….]
"Alors, mon général, je n’ai plus qu’à vous saluer du vieux salut traditionnel : que Dieu vous garde ! pour nous, pour la France ! "
marquise de Foucault »¹


Jean Vinatier

©SERIATIM 2008

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Notes :

*Georges-Louis Humbert (1862-1921), général français sorti de Saint Cyr. Il commandera la 3e armée de 1914 à octobre 1918 puis la 7e jusqu’à la fin des hostilités.
Pour connaître un peu mieux cet officier : Frédéric Le Moal

**Charles Mangin (1866-1925) : il connut sa première publicité au moment de Fachoda sous le commandement de Marchand. Officier dur, courageux, escorté en permanence par son guerrier mandingue, Baba Koubaly. Au printemps 1918, Foch, à la tête de la Xe armée, se prépare la seconde bataille de La Marne. Il charge, Mangin de lancer la contre-attaque depuis Villers-Cotterêts en juillet 1918 : il brisera la résistance allemande. Il meurt mystérieusement en 1925. Dés 1940, les Allemands détruiront sa statue parisienne. Il n’appréciait pas le maréchal Pétain.

***Marie-Emile Fayolle (1852-1936) : général vainqueur de la seconde bataille de La Marne (15-20 juillet 1918). Maréchal de France en 1921. Polytechnicien

****Jean-Baptiste Estienne (1860-1936) : général qui créa l’arme blindée et compris l’intérêt de l’aviation militaire. Surnommé le « Père des chars ». Polytechnicien.
Sources :

1-« Un château sur le front, juin 1918 » Extraits du Journal de la Marquise de Foucault, châtelaine de Pronleroy publié par « La revue des Deux Mondes » in Société historique de Saint-Just en Chaussée -Pierre Munier-, juin 1998

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